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Essay

La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art

by Thomas Genty


Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution"

"Cette explosion a été provoquée par quelques groupes qui se révoltent contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu'elle soit communiste à l'Est, ou qu'elle soit capitaliste à l'Ouest. Des groupes qui ne savent pas du tout d'ailleurs, par quoi ils la remplaceraient, mais qui se délectent de négation, de destruction, de violence, d'anarchie, qui arborent le drapeau noir"

Charles DE GAULLE,

Entretien télévisé du 7 juin 1968.

A 1 - Vers la "crise" de 1968

Les années passent et la critique situationniste se fait connaître, la contestation s'élargit et l'agitation dans le milieu étudiant se fait de plus en plus pressante. Dès 1966, les idées de l'I.S. sont reprises dans plusieurs Universités françaises, la tension monte et quand en mai 1968 la France est paralysée par une grève générale comme jamais le pays n'en avait connu, les "spécialistes" du monde politico-social sont pris de court tandis que les participants les plus radicaux du vaste mouvement de mécontentement espèrent un bouleversement complet du système. Directement responsables de la décomposition de la société et de la révolte de la population, les autorités politiques n'avaient pas prévu de telles mésaventures ; les critiques révolutionnaires les plus marginales, les plus déviantes (celles de l'I.S., de Socialisme ou Barbarie, des groupes anarchistes et d'autres groupes oppositionnels) s'avèrent être des analyses bien meilleures que celles des analystes patentés. On peut même affirmer que l'I.S., dans ses théories de la décomposition de la société et du renversement de perspective, a prévu l'explosion sociale de 1968, sans toutefois la prophétiser puisqu'elle a activement participé à ses différentes étapes les années précédant la mise à nu du malaise. "L'I.S. n'a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne ; elle est venue avec elle"[1]. De la contestation de la société dans sa totalité à l'autogestion généralisée comme moyen nécessaire à la mise en oeuvre du projet révolutionnaire, les situationnistes développent leur idée du dépassement de l'art. L'atmosphère y est propice et l'évolution de l'I.S. s'y prête parfaitement.

A 2 - De la théorie à la pratique, le développement d'une praxis révolutionnaire

Les situationnistes n'ont jamais pu tolérer parmi eux des spécialistes de l'analyse artistique ou politique, ni de quelque autre domaine que ce soit. Il s'agit pour l'I.S. de n'être un vivier, ni de penseurs inactifs, ni de militants écervelés. Produire des théories en dehors de la vie pratique ou militer sur le terrain sans avoir rien à dire sont les deux inadéquations qui mènent à l'exigence d'une réelle praxis révolutionnaire : lier dans la mesure du possible théorie et pratique, approfondir l'une et l'autre avec la même insistance. "Seule l'incessante relation de la théorie et de la praxis vécue permet d'espérer la fin de toutes les dualités, le règne de la totalité, la fin du pouvoir de l'homme sur l'homme"[2]. C'est également le meilleur moyen de ne pas laisser transformer la théorie en idéologie. Si l'on ne peut concevoir de théorie authentique sans penser à sa mise en pratique, la théorie situationniste de la construction de la vie quotidienne ne peut se réaliser sans la destruction totale du pouvoir. En effet, la praxis ludique de l'I.S. implique le refus des chefs, du sacrifice (au travail, à la famille, à la patrie, à la société, etc.) et du rôle (imposé par l'aliénation idéologique), la liberté de réalisation individuelle, la transparence des rapports sociaux, des paramètres incompatibles à la conservation de système social.

La réinvention de la révolution est à l'ordre du jour, la question des moyens à employer pour renverser l'ordre établi est loin d'être incongrue en ces temps de fausse communication et de passivité accrue. Reprenant les bases de la conscience historique de la révolution, l'I.S. se retrouve dans les traits les plus radicaux de Bakounine et de Marx : "Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel"[3]. Inspirés par Stirner, les situationnistes mettent l'accent sur l'esprit d'insoumission inhérent à l'individu : "il n'y a pas d'autorité en dehors de ma propre expérience vécue ; c'est ce que chacun doit prouver à tous"[4]. L'objectif de la révolution n'est définitivement pas de prendre le pouvoir mais de l'anéantir.

L'I.S. défend par-dessus tout la "la subjectivité radicale" de l'individu, indispensable à la construction d'une vie authentique. Dans cette voie, le combat est total et unitaire, les situationnistes se lancent dans un harcèlement des autorités sur tous les fronts (culturel, politique, économique, social), ce qui leur permet d'approcher une certaine cohérence révolutionnaire, recherchée. L'I.S. se veut aussi porteuse de poésie, expérimentant dans une certaine mesure une nouvelle organisation sociale, ce qui nécessite une participation égalitaire (sans être calculée ni rigide) de ses membres aux activités du groupe. Cette "nécessité" se veut éviter tout autoritarisme et toute passivité au sein de l'I.S., le but n'est évidemment pas d'imposer une attitude et une activité uniformes (ce sera d'ailleurs loin d'être le cas, les discussions étant relativement fréquentes). Pour cette même raison, "l'I.S. ne peut pas être organisation massive, et ne saurait même accepter, comme les groupes d'avant-garde artistiques conventionnels, des disciples"[5], elle ne veut être qu'"une Conspiration des Egaux, un état-major qui ne veut pas de troupes"[6]. La fonction de l'I.S. est axiale, elle veut être partout comme un axe que l'agitation populaire fait tourner, et développer l'agitation sur tous les fronts. Si à la veille des années 1960, Constant se demandait si la révolution dans l'art ne devait pas être précédée d'une révolution dans la vie quotidienne, c'est en 1968 Henri Lefebvre (le professeur nanterrois, mal-aimé des situationnistes) qui affirme à l'instar de l'I.S. : "la révolution ne peut se concevoir que totale"[7].

Conscients que la révolution a toujours pris naissance dans la poésie, l'I.S. rappelle à qui veut l'entendre que la spontanéité, mode d'être de la créativité individuelle, se manifeste de façon inimaginable dans les moments révolutionnaires, et cela chez la plupart des individus. Vaneigem affirme magistralement que "ceux qui parlent de révolution et de luttes de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu'il y a de subversif dans l'amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre"[8]. Ce à quoi on peut ajouter, à la façon de Saint-Just, que faire la révolution à moitié, c'est creuser son propre tombeau.

On ne manquera pas de noter la poésie du renversement de perspective, propre à la révolution imaginée par l'I.S. ; un renversement de perspective qui remplace la connaissance par la praxis, l'espérance par la liberté, le différé par l'immédiat, la passivité par l'activité. Un renversement de perspective dont la poésie élargit l'esthétique ludique de l'I.S. à une esthétique de la subversion sans fin : tracts, émeutes, films, agitation, livres, etc., tous les moyens de regroupement des forces subversives par une praxis poétique sont envisagés dès avant 1968 par les situationnistes. Pour ces derniers, la poésie est plus que jamais l'acte qui engendre des réalités nouvelles, l'accomplissement de la théorie radicale, le geste révolutionnaire par excellence. L'éréthisme poétique doit être activé par un retour à la création en arrachant celle-ci à la société spectaculaire-marchande qui s'en est emparée pour la fondre dans l'aliénation du monde de l'art.

C'est en 1966 que les situationnistes vont commencer à faire parler d'eux comme d'une sérieuse menace pour le pouvoir, hors des milieux artistiques d'avant-garde. Avec le scandale de Strasbourg, toute la presse française parle des agitateurs situationnistes, en termes inquiets et peu élogieux.

Tout commence en mai 1966, avec l'élection au bureau de l'A.F.G.E.S. - Association Fédérative Générale des Etudiants de Strasbourg - (affiliée à l'UNEF - Union Nationale des Etudiants de France) de six étudiants connus pour leurs idées extrémistes, qui ont manifestement profité du désintéressement quasi total des étudiants pour leurs syndicats, dans le but de démontrer l'impuissance de ce syndicalisme étudiant tout en se servant de ses moyens logistiques. Pendant l'été de la même année, ces quelques étudiants prennent contact avec l'I.S., espérant recevoir quelques conseils dans l'objectif de subvertir un maximum le milieu universitaire strasbourgeois. Une brochure est ainsi rédigée avant la rentrée de 1966-67, essentiellement par le situationniste Mustapha Khayati, avec la participation des étudiants de Strasbourg et de quelques autres situationnistes : De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier expose les positions théoriques situationnistes, adoptées par le très institutionnel bureau de l'A.F.G.E.S. Elle s'attaque au milieu universitaire, à ses professeurs et à l'autosatisfaction des étudiants ; le ton acerbe de la brochure exprime un profond mépris envers le monde universitaire de cette période, qui est décortiqué dans toutes ses particularités (l'idéologie dominante, l'étudiant passif, la fausse contestation au sein de l'Université, la pauvreté matérielle des étudiants, le contrôle social, la marchandise culturelle - opium de l'étudiant -, etc.). L'étudiant est raillé comme se croyant autonome alors qu'il n'est que l'esclave de l'autorité sociale représentée par la famille et l'Etat, il est décrit comme un pur produit de la société moderne, et très vite, il est dit que son extrême aliénation ne peut être contestée que par la contestation de la société tout entière. Du dévoilement d'une situation étudiante misérable à la destruction des mythes étudiants, la brochure va plus loin et évoque les révoltes des blousons noirs, des Provos en Hollande, des étudiants américains de Berkeley, des jeunes dans l'Europe de l'Est bureaucratique, de la jeunesse prolétarienne anglaise et japonaise, etc. Enfin, la théorie radicale propre à l'I.S. est développée, dans le rappel de la Commune de Paris et d'autres tentatives révolutionnaires du passé. L'accent sur l'importance du prolétariat est présent, l'aliénation sociale poussant l'étudiant lui-même à s'y identifier : "est prolétaire celui qui n'a aucun pouvoir sur l'emploi de sa vie, et qui le sait"[9].

La rentrée universitaire strasbourgeoise se déroule dans une atmosphère inhabituelle, qui laisse présager le scandale à venir. Un climat de contestation dont les origines se trouvent dans la polémique engagée entre Abraham Moles (illustre technocrate cybernéticien, accessoirement professeur à l'Université de Strasbourg) et l'I.S. depuis 1963. En mars 1965, quelques situationnistes interrompent à Strasbourg une conférence tenue par Moles et le sculpteur Schöffer, appuyant leur intervention par un tract incendiaire ; enfin, le 26 octobre 1966, Moles inaugure sa chaire de psychosociologie sous les tomates lancées par les agitateurs strasbourgeois, plus motivés que jamais. Ces derniers perturbent de nombreux cours et diffusent des textes particulièrement offensants et provocateurs. Dès le début du mois de novembre, le désormais célèbre tract Le retour de la colonne Durruti est affiché, sous sa forme de comics par détournement, il marque l'arrivée d'un moyen d'expression novateur et subversif, et annonce la parution prochaine de la fameuse brochure De la misère en milieu étudiant....

Le périodique de l'A.F.G.E.S. sort avec une couverture reprenant un communiqué du groupe révolutionnaire américain Black Mask qui évoque les émeutes de 1965 à Los Angeles. Les articles du journal sont volontairement orientés vers des sujets inhabituels : les Provos, les dix ans de l'insurrection de Budapest, la Zengakuren au Japon, et une critique de l'UNEF...

Le 22 novembre 1966, les étudiants du bureau de l'A.F.G.E.S. profitent de l'invitation très officielle à la cérémonie d'ouverture du Palais Universitaire, pour distribuer la brochure De la misère en milieu étudiant... aux nombreux représentants des autorités strasbourgeoises présents sur les lieux. La brochure est, dès le lendemain, massivement distribuée aux étudiants strasbourgeois. Le bureau de l'A.F.G.E.S. fait alors savoir que son seul programme "étudiant" est la dissolution immédiate de l'association. Le scandale s'étend très vite hors de l'Université, la totalité de la presse régionale se déchaîne contre les agitateurs étudiants de Strasbourg, puis la presse nationale prend le relais de la désinformation contre-révolutionnaire. Le tout se produit dans une ambiance chaotique, la répression judiciaire contre les étudiants membres du bureau de l'A.F.G.E.S. étant accompagnée d'une agitation grandissante au sein de l'Université de Strasbourg ainsi qu'à Nantes, puis à Lyon et Nanterre. Toutes les raisons sont bonnes pour remettre en cause l'Université. La contestation étudiante s'oriente vers des revendications influencées à la fois par Reich et par Fourier, proclamant une vie libérée des contraintes sociales et morales, ce qui dénote évidemment l'actualité des idées de l'I.S. dont le slogan "Vivre sans temps mort, jouir sans entraves" est dans l'air du temps...

A la veille de 1968, c'est donc dans les Universités que la praxis révolutionnaire commence à se réaliser. Rompant avec le syndicalisme sclérosé et le réformisme corporatiste, la jeunesse révolutionnaire étudiante entreprend même une jonction partielle avec le prolétariat en lutte au début de l'année 1968, à Caen, Nantes, Redon, etc. (où les grèves donnent lieu à des manifestations qui, elles-mêmes, mènent parfois à l'émeute).

 

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