La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art |
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Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution" C - Le jeu de l'émeute et la passion de destructionPour l'I.S., la Commune de Paris est la plus grande fête du XIXème siècle. Une fête, au sens le plus subversif du terme, qui bouleverse totalement les normes sociales, qui libère la communication et engendre une nouvelle sociabilité. La fête situationniste, c'est la révolution authentique, une manifestation de joie autonome et créatrice, libérée des formes consacrées des fêtes autorisées, séparées de la vie quotidienne. La révolution a en elle le dépassement de l'art, sa suppression et sa réalisation dans le présent, en une situation émancipatrice. Si c'est dans cet objectif ultime d'accéder à une fête totale qui renverserait définitivement l'ordre des choses (et sa réification...) que les situationnistes se lancent dans la révolte passionnée de 1968, c'est aussi avec la conscience d'une légitimité évidente, qu'André Breton exprimait parfaitement : "Il n'est pas, en effet, de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l'irréparable, que la rébellion ne sert à rien. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu'elle a de modifier ou non l'état de fait qui la détermine. Elle est l'étincelle dans le vent, mais l'étincelle qui cherche la poudrière"[27]. Le mouvement de 1968 doit beaucoup aux situationnistes, on l'a vu, il leur doit aussi beaucoup de manière plus indirecte. Les situationnistes ont participé activement au mouvement et ont vécu des événements qu'ils auront amenés à se réaliser depuis une dizaine d'années auparavant. Debord écrira plus tard : "C'est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l'ordre du monde. Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoiqu'il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été"[28]. De manière indirecte, le mouvement de 1968 aura été profondément situationniste, rendant hommage à l'I.S. par des détournements qui n'ont pas toujours été remarqués comme tels ; d'abord, les pavés comme armes efficaces contre le pouvoir, ensuite, les arbres, les voitures, les tables de terrasses de café, etc., qui servent de barricades au milieu des rues. L'utilisation des couvercles de poubelles comme boucliers fut dans un premier temps ironique, pour parodier les C.R.S., avant de devenir sérieusement pratique pour se protéger des grenades lacrymogènes, des pavés et autres engins envoyés ou retournés par les forces de l'ordre. Les casques de chantier ou de moto servent de protection également, tout se détourne à l'avantage de la révolution. Et bien sûr, ce mois d'affrontement dans le Quartier Latin que les situationnistes connaissent bien, donne lieu à une longue dérive continue, inspirée par la connaissance psychogéographique de quelques-uns uns pour qui les ruelles du Vème arrondissement n'ont pas de secret. Le jeu situationniste se réalise dans l'insurrection, "le jeu total et la révolution de la vie quotidienne se confondent désormais"[29] en une gigantesque construction de situations. Les situationnistes en étaient arrivés quelques années avant à ne plus concevoir de poésie ou de révolution hors de ces fêtes prolétariennes qui annoncent elles-mêmes une vie sous le signe du plaisir et de la passion. Vaneigem écrit que "seule la passion du jeu est de nature à fonder une communauté dont les intérêts s'identifient à ceux de l'individu"[30] ; une sorte de communisme dont l'intérêt est l'émancipation de l'individu. "Le jeu insurrectionnel est inséparable de la communication"[31], aucun chef ni aucune autorité ne peuvent être tolérés. Autant de manifestations qui rejoignent l'idée de Novalis qui déplorait que la poésie porte un nom distinctif et que les poètes forment une corporation à part. C'est Tristan Tzara qui affirmait que la poésie pouvait exister en dehors du poème, ce sont les situationnistes et les milliers de révoltés de 1968 qui mettent en pratique cette théorie : la poésie dans la fête révolutionnaire, présente dans chaque pavé qui vole en direction de l'oppresseur et intrinsèquement en chaque participant sincère au mouvement. "Plaisirs" et "passions" deux mots essentiels dans le langage situationniste, ils sont également très utilisés par le pouvoir capitaliste pour glorifier son monde marchand (essentiellement par la publicité). Mais entre les plaisirs du renversement de perspective et les plaisirs de la consommation, entre la passion de la poésie et la passion de la marchandise, l'amalgame est impossible ; pour reprendre les termes de la révolutionnaire allemande Ulrike Meinhof, on fait partie du problème ou de la solution, entre les deux, il n'y a rien. Pour les situationnistes, le plaisir, c'est l'éloignement optimal de toute règle et de toute loi. Pour eux, "l'esprit ludique est la meilleure garantie contre la sclérose autoritaire. Rien ne résiste à la créativité armée"[32]. Pas de salut pour les classes prolétarisées sans émancipation réelle des plaisirs, celle-ci est inhérente à la révolution en permanence dans la vie quotidienne, pivot rationnel de toutes les passions (unité du rationnel et du passionnel). Ce qui réprime le plaisir sera détruit par le plaisir, par le déchaînement de l'activité ludique. Fourier remarquait qu'il faudrait plusieurs heures de travail à des ouvriers pour construire une barricade alors que ces mêmes ouvriers, transformés en émeutiers, la dressent en quelques minutes. La comparaison est valable en mai 1968, notamment quand on considère la vitesse avec laquelle les émeutiers dépavent les rues, la disparition du travail forcé coïncide avec l'exaltation de l'activité insurrectionnelle. Dans internationale situationniste #9, la nécessité de faire s'effondrer totalement la société est affirmée sans ambiguïté, "nous ne pouvons construire que sur les ruines du spectacle"[33], d'où le renversement, la destruction de ce qui détruit l'individu, la violence institutionnelle de l'Etat retournée contre lui-même. Bakounine disait que la passion de destruction pouvait être une passion créatrice, en évoquant les émeutes du 10 au 11 mai René Viénet affirme que "jamais la passion de la destruction ne s'était montrée plus créatrice"[34], chacun reconnaissant dans l'élévation des barricades la réalité de ses désirs. "Du plaisir de créer au plaisir de détruire, il n'y a qu'une oscillation qui détruit le pouvoir"[35]. En 1871, pendant plus de deux mois, Paris est assiégé par les classes opprimées. La fête révolutionnaire s'étend dans le vandalisme quotidien des représentations architecturales du pouvoir. Les Tuileries, la Cour des Comptes, le Palais Royal, le Ministère des Finances, l'Hôtel de Ville et de nombreux autres bâtiments sont incendiés partiellement ou totalement, surtout pendant la "semaine sanglante" durant laquelle les Versaillais reprennent Paris d'assaut. Pour l'I.S., la Commune est la plus belle réalisation d'un urbanisme révolutionnaire, "s'attaquant sur le terrain aux signes pétrifiés de l'organisation dominante de la vie, reconnaissant l'espace social en terme politique, ne croyant pas qu'un monument puisse être innocent"[36]. Il lui aura manqué l'audace de s'emparer de la Banque de France (probablement à cause du mythe, encore bien présent dans la population, de la propriété et du vol), et l'esprit, encore marginalisé, de la désacralisation de l'art et des monuments "historiques". L'anecdote des incendiaires venus, aux derniers jours de la Commune, pour détruire la cathédrale Notre Dame, et qui se heurtent au bataillon armé des artistes de la Commune, est instructive à plusieurs niveaux : d'abord à un niveau stratégique (réduit à un acte désespéré de dernière minute), et au niveau de l'organisation de la Commune (par corporations...), mais surtout au niveau de l'acte en lui-même. Ces artistes communards avaient-ils raison de défendre un lieu de culte religieux au nom de valeurs esthétiques permanentes (officielles et rétrogrades), suivant l'esprit conservateur des musées, alors que les pétroleurs traduisaient par cet acte de démolition leur défi complet à une société qui, dans la défaite imminente des révolutionnaires, rejetait toute leur vie au néant et au silence ? Pour les situationnistes, ces artistes ont agi en spécialistes, en conservateurs de l'aliénation déjà existante. Mai 1968 n'ira pas aussi loin que la Commune de Paris (en ce qui concerne le vandalisme et la destruction du pouvoir urbain de la ville), mais nul doute que les situationnistes seront loin de désapprouver les saccages de commissariats de police ou de la Bourse de Paris... Pour les situationnistes, le tabou de la violence n'a pas lieu d'être. Dans une période où l'on commence à parler de "peace and love" et de hippies, la jeunesse contestataire se révolte violemment sur plusieurs parties du globe. A la barbarie policière et militaire est opposée la violence révolutionnaire. Suivant le principe du détournement, les techniques et les armes employées par l'Etat sont retournées contre lui-même, les révolutionnaires sabotent la machine et leur jeu subversif est irrécupérable. "Où commence la violence révolutionnaire finit le réformisme"[37]. Wilhelm Reich estimait qu'il était bon de favoriser les explosions de colère chez les individus névrosés affectivement bloqués et musculairement hypertoniques. Les situationnistes pensent que ce type de névrose est extrêmement répandu, du fait du "mal de survie" imposé par l'aliénation sociale. Pour eux, l'explosion de colère la plus cohérente doit s'exprimer dans l'insurrection généralisée, la meilleure façon d'aboutir à une psychanalyse efficace... La violence insurrectionnelle des masses est vue par l'I.S. comme un aspect de la créativité du prolétariat, un éréthisme libérateur. Dans internationale situationniste #10, une longue analyse des émeutes d'août 1965 à Watts, quartier noir de Los Angeles, expose les théories situationnistes sur les révoltes populaires, le vandalisme et le pillage. Provoquées par de nombreuses années d'oppression et de mépris de la population noire, ces quelques journées d'émeutes spontanées poussent la police et l'armée américaines à cerner la révolte dans des combats de rue sanglants qui font plus de 30 morts, 800 blessés et 3000 emprisonnés. Les magasins sont pillés et incendiés, la révolte est totale ; à l'époque, l'I.S. est la seule organisation révolutionnaire, en France, qui donne raison aux insurgés. Cette révolte a une portée universelle, elle est une "révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise"[38], une révolte du lumpenprolétariat local prenant au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l'abondance. Les marchandises, objets exposés, abstraitement disponibles, sont appropriées massivement, par des individus qui veulent tout, tout de suite. Les Noirs américains pillent et récusent la valeur d'échange des produits marchands. Par le vol et le cadeau, les objets retrouvent leur valeur d'usage, le pillage exprime de manière désordonnée le principe anarchiste "à chacun selon ses besoins". Considéré comme "une réaction normale à la provocation marchande (voyez les inscriptions "offre gratuite", "libre-service", etc.)"[39], le pillage rejette le système économique et les besoins prédéterminés que celui-ci impose, et se déroule dans une panique festive, une sorte d'affirmation ludique de la destruction du monde du spectacle. Les supermarchés qui brûlent et toute sorte de vandalisme à l'encontre du monde marchand sont autant de manifestations contre la dictature de la consommation passive et l'urbanisme de la non-vie. Ainsi, déclenchée par des brutalités policières quotidiennes, la révolte noire américaine s'est étendue dans le quartier de Watts d'une colère antiraciste à un refus global du mode de vie aliéné de toute la société moderne. Cette analyse situationniste, unique en son genre en 1966, se retrouvera dans les quelques pillages et vitrines cassées de 1968, et surtout, de différentes façons, dans les pillages ouvertement politiques de la frange la plus extrémiste de l'après-68 ou dans le mouvement des auto-réductions en France et en Italie. En 1968, divers sursauts révolutionnaires ont lieu à travers le monde (en Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre, Tchécoslovaquie, Japon, Mexique, Etats-Unis, Amérique latine, Afrique, etc.). Les situationnistes, par le biais du Comité d'Occupation de la Sorbonne, ne se privent d'ailleurs pas d'envoyer des télégrammes dans différents pays d'Europe, en Chine et au Japon. De début mai à début juin, les affrontements entre révolutionnaires et C.R.S. sont quasi quotidiens. Au-delà du symbole des révolutions parisiennes, les barricades auront permis aux insurgés de tous bords de se protéger efficacement de la police, et de se sentir en confiance entre barricadiers (ce qui n'est pas un simple détail dans une société de concurrence et de suspicion). Hors de toute revendication, les émeutes des premiers jours de mai étaient tellement spontanées qu'on y entendait des jeunes chômeurs, des "blousons noirs" crier "La Sorbonne aux étudiants !". La poésie ne tarderait pas à dépasser la platitude des slogans des syndicats étudiants, et les "blousons noirs" politisés après quelques jours d'émeutes, investissaient la Sorbonne (les fameux "Katangais"). Dans son chapitre sur "la lutte dans la rue", René Viénet écrit dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, en évoquant la nuit du 10 au 11 mai : "Etaient présents un grand nombre de lycéens et de blousons noirs, et quelques centaines d'ouvriers. C'était l'élite : c'était la pègre. Beaucoup d'étrangers, et beaucoup de filles, participèrent à la lutte. Les éléments révolutionnaires de presque tous les groupes gauchistes s'y retrouvèrent ; notamment une forte proportion d'anarchistes (...), portant les drapeaux noirs qui avaient commencé à paraître dans la rue le 6 mai"[40]. Cette façon de se délecter de ce cosmopolitisme général et d'ironiser sur les termes "d'élite" et de "pègre" est révélateur du rôle totalement assumé qu'on donne aux émeutiers, ces poètes de la rue pour qui la population prend soudainement parti : "La population du quartier montra sa sympathie pour les émeutiers même qui brûlaient ses voitures : en leur offrant des vivres, en lançant de l'eau pour combattre l'effet des gaz, enfin en leur donnant asile"[41]. A considérer la totalité de l'Hexagone, la nuit la plus violente du mouvement est celle du 24 au 25 mai. La Bourse de Paris est partiellement incendiée, ainsi que trois des commissariats de la capitale. Les slogans criés sont ceux qu'on lit sur les murs, ceux de la poésie insurrectionnelle. "Pour la première fois depuis la Commune de 1871, et avec un plus bel avenir, l'homme individuel réel absorbait le citoyen abstrait"[42]. A Lyon, pendant les émeutes, un commissaire de police est écrasé par un camion lâché par les manifestants sur le pont Lafayette, à Toulouse des centaines de manifestants envahissent l'Hôtel de Ville, tandis que des barricades sont dressées dans la ville. A Nantes, paysans, ouvriers et étudiants s'affrontent à la police pendant une partie de la nuit. Le jeu révolutionnaire réalisé dans l'émeute est la critique en actes attendue par l'I.S., une pratique unitaire, fondamentalement antiautoritaire et libératrice des angoisses quotidiennes. Elle est une fin en soi du point de vue de la poésie mais son objectif est bien sûr la concrétisation de la révolution. Pour cela, les situationnistes ont misé sur un moyen qui est également une fin, indispensable pour l'expression sereine de la poésie révolutionnaire : l'autogestion généralisée. D 1 - L'autogestion généralisée, moyen et fin du dépassement de l'artSi la destruction totale du système en présence est un passage obligatoire pour les situationnistes vers le dépassement de l'art et la révolution, la perspective s'ouvre ensuite à l'ambition de construire la vie qui remplacera la survie et de bâtir un monde différent. En mai 1968, que ce soit pendant les manifestations et les émeutes ou pendant les occupations des locaux (notamment de la Sorbonne), les situationnistes ont toujours insisté sur les notions de démocratie directe et d'autogestion. Indispensable à la lutte, l'autogestion l'est également à la mise en place et au bon fonctionnement de la société future. Elle permet l'émancipation de l'individu vers l'autonomie, autrement dit si elle ne mène pas systématiquement à la création et à l'activité, elle ouvre bien la voie dans cette direction. Ainsi l'autogestion totale et généralisée est pour l'I.S. un moyen et une fin, une expérience continue qui doit devenir dans sa forme organisée et révolutionnaire, l'unique pouvoir : le pouvoir de l'individu sur sa propre personne qui est le pouvoir de tous dans la collectivité. "L'autogestion généralisée est l'organisation sociale du pouvoir reconnu à chacun sur sa vie quotidienne"[43]. Mettant la collectivité au service de l'individu, le principe de l'autogestion généralisée exige un changement qualitatif de la vie quotidienne, changement qui introduit complètement la question du dépassement de l'art, de la création de nouveau authentique. Un changement qui permet un éventail sans fin de possibilités d'évolution, sans autorité ni aliénation : une liberté à assumer, à vivre pleinement. Vaneigem pense que "la créativité individuelle accomplira ce que l'impératif n'a jamais pu réaliser collectivement. Telle est la base des assemblées d'autogestion généralisée"[44]. Si les émeutes de 1968 se sont bien évidemment déroulées dans l'absence totale de hiérarchie et d'autorité, le mouvement des occupations (de facultés et d'usines) n'a pas été exempt de diverses manipulations politiques. A la Sorbonne, la démocratie directe a été à peu près respectée jusqu'au 17 mai, au-delà, les organisations dites communistes révolutionnaires se sont emparées du Comité d'Occupation sans que celui-ci ne soit plus voté ni remis en question jusqu'au réinvestissement de la Sorbonne par la police le 16 juin... mais le Conseil pour le Maintien des Occupations, qui se met en place sur l'initiative des situationnistes dès le retrait de ceux-ci du comité d'occupation de la Sorbonne, réussit à entreprendre un programme autogestionnaire proche de celui des Conseils Ouvriers théorisé par Pannekoek et pratiqué en Allemagne pendant la révolution spartakiste. Le C.M.D.O. tient un discours d'extension de la lutte, il assure un nombre important de liaisons avec les usines occupées et les Comités d'action de province, et fait imprimer à près de 200 000 exemplaires des documents sur l'occupation de la Sorbonne et sur les Conseils Ouvriers (en plus de leurs affiches, comics, etc.), réelle expérience de démocratie directe, le C.M.D.O. est considéré rétrospectivement comme "ébauche d'une révolution "situationniste""[45], l'organisation conseilliste effective se situant nécessairement au départ de la révolution. L'autogestion, généralisée dans tous les domaines de la vie (pas seulement de l'économie), reste pour l'I.S. une condition essentielle à l'émancipation du prolétariat liée au dépassement de l'art. Dépassement qui ne s'accomplira que dans la construction libérée d'une nouvelle vie dans une nouvelle société. Après l'écroulement du mouvement à la fin juin 1968, l'I.S. ne tarde pas à affirmer que ce n'est que le commencement d'une époque : le pouvoir ayant pris un sacré coup, sa décrédibilisation affaisse l'aliénation et l'autorité qu'il impose à la population (ce qui est aussi valable pour le "pouvoir" de la bureaucratie communiste). C'est le moment pour des millions de grévistes de mai, pour les émeutiers de tous bords, de continuer la lutte engagée pour être les maîtres de leurs propres vies. L'émancipation ne viendra que d'eux-mêmes. D 2 - La fin de mai 1968, vers le dépassement de l'Internationale situationnisteDans le dernier numéro de sa revue, l'I.S. semble persuadée de l'amplification à venir des révoltes populaires. Dans la lignée du mouvement de mai 1968, mouvement insurrectionnel fortement imprégné des thèses situationnistes, le prolétariat désormais conscient de la révolution à faire va intensifier sa lutte dans une praxis révolutionnaire authentique. "Les ouvriers doivent devenir dialecticiens, et les travailleurs devront régler eux-mêmes tous leurs problèmes théoriques et pratiques"[46]. Certes, mai 1968 a marqué une extension frappante de l'intérêt suscité par l'I.S., mais celle-ci prévient le danger que représente la possibilité d'identification passive et spectaculaire à laquelle peut mener indirectement un tel mouvement. Les situationnistes se délectent de savoir que leurs livres sont les plus volés en librairie de l'année 1968 (il en est de même les années suivantes...), qu'on appelle "les situs" ceux qui sont assimilés aux révolutionnaires extrémistes adeptes du vandalisme, et dans le même temps ils demandent à ces "situs" de garder pour eux-mêmes (autrement dit pour le mouvement poético-prolétarien qui monte) ce qu'ils ont pu approuver de la critique situationniste (en tant que perspective et en tant que méthode) de ne pas y faire référence directement, de ne pas faire des membres de l'I.S. les leaders d'un mouvement qui doit être celui de tous. Le terme "situationniste", employé par l'I.S. dans un moment historique précis à des fins relativement précises également (que l'on peut déterminer aux dix années précédant mai 1968, sachant que lors de ce qui constitua un aboutissement des brèches du dépassement de l'art dans la révolution quotidienne de mai, le mot "situationniste" n'a pas été employé par l'I.S...), est depuis l'explosion sociale de mai abusivement approprié par certains "admirateurs" de l'I.S., qualifiés de "pro-situs" et de "contemplatifs", qui se trouvent au début des années 1970 jusqu'au sein même de l'I.S. Le contentement admiratif extérieur à l'I.S. a gangrené l'intérieur du groupe, dont la tendance à l'attitude auto-élogieuse inquiète certains d'entre eux. Une série de débats s'entame, mais si mai 1968 annonçait le dépassement de l'I.S. de manière positive, les problèmes internes de l'organisation situationniste l'approfondissent involontairement de manière très négative : une sorte de mauvaise blague du dépassement de l'I.S. par sa réalisation dans la révolte de mai 1968 et sa suppression dans l'accroissement de problèmes internes. L'I.S., en refusant les pratiques et les expressions traditionnelles de la politique et de l'art, a fasciné par le style particulier de contestation totale qu'elle a su créer : un vocabulaire spécifique et évolutif, une revue hors du commun, une utilisation fréquente du détournement (dans tous les domaines), une remise en question séduisante de la vie quotidienne (palpable lors du mouvement de mai 1968) dans le dépassement de l'art, etc. Elle a beaucoup apporté aux questionnements théoriques et pratiques sur l'art et sur la révolution, mais elle a manifestement été victime de la fascination postérieure à 1968 qu'elle a suscitée. Dès lors, pour les plus lucides des membres de l'I.S., la meilleure solution pour eux-mêmes comme pour le devenir du mouvement révolutionnaire issu de la tempête de mai, est l'auto-dissolution de l'I.S., son évaporation dans l'air du temps. Une façon exemplaire de se fondre dans la masse, de "devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins"[47], le meilleur moyen pour eux est bel et bien de rendre leurs thèses plus fameuses et se rendant eux-mêmes plus obscurs (moins "médiatiques") de 1969 à la fin de l'I.S. en 1972, et plus encore après. C'est ainsi que la dissolution même de l'I.S. peut être vue comme une de ses plus importantes contributions au mouvement révolutionnaire et à la perspective du dépassement de l'art dans l'autonomie de l'individu. Dans l'acte de suicide de l'I.S., Debord et Sanguinetti renvoient les contemplatifs "pro-situs" à la réalité et souhaitent que " l'époque se terrifie elle-même en s'admirant pour ce qu'elle est"[48]. Mai 1968 et le dépassement de l'I.S. sont deux éléments constitutifs du commencement d'une époque : le renouvellement du mouvement révolutionnaire. Dans le même temps, la fin d'une autre époque, celle du pouvoir, n'est pas encore achevée.
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