La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art |
Originally published at: http://www.freespeech.org/aur/thomas.htm | << Previous Part | << Chapter 3 | Chapter 5 >> | Next Part >> EssayLa critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’artby Thomas Genty |
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Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution" On lit Nietzsche sur les murs de Paris : "Rien n'est vrai, tout est permis"[21]. "Tout est permis car rien n'est vrai des vérités marchandes"[22], précise Vaneigem dans son Livre des plaisirs, mais c'est une phrase, écrite de nombreuses fois par René Riesel (de Nanterre à la Sorbonne) qui relaie le mieux la phrase de Zarathoustra : "La liberté, c'est le crime qui contient tous les crimes, c'est notre arme absolue". Cette volonté de vivre totalement, sans contraintes autres que celles qu'on se donne à soi (et encore...) se retrouve dans l'assemblage de la vie, la créativité et la fête : "Plutôt la vie", "Prends la vie", "Nous voulons vivre", "Je décrète l'état de bonheur permanent", "Créativité - Spontanéité - Vie", le désir d'une liberté vécue dans le présent est constant, "On ne revendiquera rien, on ne demandera rien, on prendra, on occupera", "La révolution est une fête". L'allusion à l'arme principale contre les forces de l'ordre (en particulier contre la grande invention gaulliste que sont les Compagnies Républicaines de Sécurité -C.R.S.-) mène la poésie des graffiti au paroxysme de l'harmonie "lutte-plaisir" avec le fameux slogan "Sous les pavés, la plage", ou encore "Je jouis dans les pavés" que l'on retrouve sur les murs de la rue Gay-Lussac au lendemain de la première nuit des barricades. Paris ne sera pas la seule ville touchée par l'épidémie de graffiti d'inspiration situationniste, à Nantes par exemple, leur expression est similaire : "Non au règne capitaliste, oui à la révolution complète de la société", "Service d'ordre UNEF = CRS", "Et les réserves imposées au plaisir incitent au plaisir sans réserve", "Créez", "Mieux vaut voler que de se vendre", ou encore "Si l'on juge de la révolution de par la situation pré-révolutionnaire, la révolution sera effectivement une fête", certains graffiti reprenant les mêmes termes qu'à Paris. La propagande situationniste anonyme fait son effet au niveau national (Nantes, Strasbourg, Bordeaux, Lyon, Toulouse, ...). Les tracts situationnistes, des Enragés, du Comité I.S.-Enragés, puis du C.M.D.O., font preuve d'une originalité étonnante et ne cachent pas leur radicalité poétique et révolutionnaire. La première affiche publicitaire détournée par les situationnistes à être apposée sur les murs de la Sorbonne occupée reprend une phrase de La philosophie dans le boudoir de Sade : "Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux, inappréciables, de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois ?". Un peu plus tard, une affichette contre les "récupérateurs" du mouvement détourne une autre phrase de Sade : "Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage". Une autre affichette annonce que la révolution vient de commencer par sa première insurrection et détourne une phrase de Marx, pas Karl mais Harpo Marx : "Or, les vraies vacances, c'était le jour où nous pouvions regarder une parade gratuitement, où nous pouvions allumer un feu géant au milieu de la rue sans que les flics nous en empêchent". Le détournement reste la pratique privilégiée des situationnistes, les tracts et affiches sous forme de comics détournés font partie de leur identité et se multiplient tout au long du mouvement. Leurs textes reprennent des extraits de la revue internationale situationniste, des livres de Debord et de Vaneigem, ou s'adaptent à l'actualité de la lutte, comme cette affiche de Nanterre où les protagonistes de la bande dessinée discourent sur les bonnes relations entre l'UNEF et la hiérarchie universitaire... Les affichettes situationnistes de la Sorbonne sont à l'image de l'I.S., leur contenu s'attaque à tout ce qui doit changer. Celle qui s'indigne de la tolérance manifestée par les occupants à propos de la chapelle qui était encore préservée est la première à être subrepticement lacérée par des personnes probablement encore sous l'emprise du pouvoir de la religion : "Camarades, déchristianisons immédiatement la Sorbonne. On ne peut plus y tolérer une chapelle ! Déterrons et renvoyons à l'Elysée et au Vatican les restes de l'immonde Richelieu, homme d'Etat et cardinal". Une affiche résume ouvertement les positions de l'I.S. vis-à-vis de l'art : "Après Dieu, l'art est mort. Que ses curés ne la ramènent plus ! CONTRE toute survie de l'art, contre le règne de la séparation, DIALOGUE DIRECT, ACTION DIRECTE, AUTOGESTION DE LA VIE QUOTIDIENNE". A partir du 17 mai, six affiches de format 37 x 50, sur papier offset, sont réalisées et tirées à de nombreux exemplaires, s'y inscrivent en lettres blanches capitales sur fond noir de courts slogans situationnistes : "Abolition de la société de classes", "Fin de l'Université", "Le pouvoir aux Conseils de travailleurs", "Occupation des usines", "A bas la société spectaculaire-marchande", "Que peut le mouvement révolutionnaire maintenant ? Tout. Que devient-il entre les mains des partis et des syndicats ? Rien. Que veut-il ? La réalisation de la société sans classes par le pouvoir des Conseils Ouvriers". Toutes sont signées par le Conseil pour le Maintien des Occupations. Imprimées d'abord dans les locaux de l'Ecole des Arts Décoratifs, elles sont par la suite massivement réalisées avec le concours de certains imprimeurs en grève "qui constituent une des rares catégories sociales à avoir dépassé le stade de l'occupation passive et offert sa force de travail pour la continuation du mouvement"[23]. Dans le mouvement de mai 1968, que ce soit dans sa forme ou dans son contenu, le langage des situationnistes est de loin le plus original. Une étude très officielle a d'ailleurs montré en 1975 comment, sur des dizaines et des dizaines de tracts recensés en mai 1968, ceux des situationnistes se démarquent du reste des organisations politiques (y compris des anarchistes du "Mouvement du 22 mars", de la Fédération Anarchiste ou de l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste). Entreprise par six chercheurs (de l'Université de Lyon II, de l'Ecole Normale Supérieure et du Centre National de la Recherche Scientifique), travaillée sur ordinateurs par des classifications précises (de mots, de phrases, etc.) cette étude, Des tracts en mai 68, est éditée en 1975 par la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Il en ressort que la qualité d'expression est bien plus originale et variée chez les situationnistes que dans les autres groupes politiques étudiés (huit autres, du P.C.F. à la Fédération Anarchiste, en passant par les Jeunesses Communistes Révolutionnaires ou Voix Ouvrière). La diversification lexicale comme l'extension et la richesse du vocabulaire des tracts situationnistes sont très nettement supérieures à celles des autres organisations (en particulier par rapport aux bureaucrates du P.C.F. et aux marxistes-léninistes, dont l'esprit dogmatique ne fait qu'agrandir les lacunes de vocabulaire), de plus, les situationnistes assument totalement leur position relativement marginale au niveau des organisations en répondant aux calomnies des groupes qui veulent évincer les "enragés" du mouvement pour que celui-ci se termine dans des élections entre "gens sérieux". Ils conjuguent l'apologie du mouvement, de sa violence révolutionnaire, avec une critique acerbe des groupes gauchistes : "car il n'y a pas que les flics : il y a aussi les mensonges des divers groupuscules trotskistes (J.C.R., F.E.R., V.O.), prochinois (U.J.C.M.L., C.V. base), anarchistes-à-la-Cohn-Bendit. Réglons nos affaires nous-mêmes"[24]. Les bureaucrates des partis de gauche et les organisations syndicales sont des cibles pour les situationnistes comme pour les anarchistes. Même les tracts situationnistes qui ne manquent pas de glorifier l'esprit festif et passionné de la révolte de mai 1968 ne sont pas totalement isolés, plusieurs groupuscules anarchistes parmi les plus radicaux (notamment Front Noir) tiennent un discours sensiblement identique : "Nous voulons que la révolte soit une fête perpétuelle et la vie de chacun une oeuvre d'art à réaliser"[25]. Enfin, si les tracts n'ont pas généralement la dimension poétique que peuvent avoir les graffiti (par leur contenu furtif, par leur forme illégale, anonyme et mystérieuse, impossible à posséder et totalement gratuite, les graffiti agissent en guise de contre-pouvoir visible mais difficilement identifiable), les tracts sont toutefois gratuits et cette absence de rapports marchands est loin d'être négligeable. L'expression situationniste se veut totalement gratuite (d'un point de vue économique), irrécupérable et de toute façon invendable. René Viénet trouve d'ailleurs le moyen d'exécuter des peintures détournées par des actes de vandalisme forcément sans aucune valeur d'échange : à la Sorbonne, le premier soir de l'occupation, il inaugure la pratique de l'inscription murale en inscrivant, sous forme de phylactère, sur une des fresques de l'Université, une formule devenue célèbre : "Camarades ! L'humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste"[26]. Cette phrase, détournée de Voltaire citant le curé Meslier ("L'humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier des tyrans aura été pendu avec les tripes du dernier prêtre"), sera lisible à différents endroits de la Sorbonne tout au long du mouvement. L'appropriation de ces fresques académiques, la transformation de leur rôle par des messages subversifs, ne sont rien d'autre que le retour de l'art à la conscience historique de la révolution. Ce retour s'accomplit dans la désobéissance du langage, dans la transgression des codes esthétiques, par la propagande murale comme activité de masse, comme moyen d'expression spontanée des foules rebelles. Le détournement est aussi utilisé par les situationnistes dans la fête et la chanson populaire. Il en est ainsi du Chant de Guerre des Polonais de Nanterre sur l'air de La Carmagnole et du Ca ira, et à la Sorbonne, La Commune n'est pas morte d'Eugène Pottier est réactualisée façon "barricades de 1968", et sur l'air de Nos soldats à la Rochelle, on chante les émeutes de la rue Gay-Lussac et le jeu de la révolution... Mais les situationnistes ne se contentent pas de cette agitation contre-culturelle, aussi effective soit-elle, ils prennent pleinement part aux débats des assemblées générales et à l'ébauche de démocratie directe qui tente de s'installer à la Sorbonne. La fête révolutionnaire doit être totale, il s'agit d'être présent sur tous les plans. Dans le mouvement des occupations, les situationnistes cherchent la clé du passage de la grève sauvage générale vers la démocratie directe et l'autogestion, et dans la fête de rue, dans les émeutes, la poésie sans poèmes s'exprime comme jamais en France depuis la Commune de 1871.
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