La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art |
Originally published at: http://www.freespeech.org/aur/thomas.htm EssayLa critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’artby Thomas Genty |
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Chapter 5 "Conclusion: La critique situationniste, un danger insaisissable"
L'I.S., partie en 1957 à l'assaut de l'art pour se fondre en 1972 dans la subversion révolutionnaire, constitue vraisemblablement l'une des expériences les plus riches et les plus complètes dans le domaine de l'esthétique liée au contre-pouvoir. Inspirée des pensées hégélienne et marxiste, la dialectique situationniste conjugue critique et pratique de l'art dans un moment de l'histoire pendant lequel l'I.S. s'impose comme la pensée de l'effondrement d'un monde. Exprimant une radicalité poético-insurrectionnelle rarement atteinte auparavant, l'I.S. a connu en son temps tous les dénigrements possibles. Mal comprise par une grande partie de ceux dont elle aurait pu se sentir proche, elle a surtout été calomniée et qualifiée de "danger public" par tous les pouvoirs (politique, culturel, artistique,...). Pourtant, si la postérité situationniste est considérable au niveau de la création subversive dans l'art et dans la politique, les étranges commémorations de mai 1968 (notamment en 1988) par les mêmes autorités qui ne voulaient entendre parler de l'I.S que pour prévenir la population du danger qu'elle représente marquent une récupération officielle similaire à celle dont sont victimes Dada, Rimbaud ou Marx. Le mouvement de mai 1968 est falsifié par les spécialistes, tout comme l'a été la Commune de 1871 (ou encore, la révolution de 1789). Cela donne lieu depuis juin 1968 à des centaines de livres (dont une minorité seulement a le mérite d'être intéressante), et surtout, à des expositions d'art et de souvenirs culturels, à des couvertures de journaux et de nombreuses coupures de presse, à des émissions radio ou télévisées, et même à des travaux universitaires... Le piège de ce mémoire de maîtrise était justement le risque que représente une éventuelle institutionnalisation de l'I.S., de la reconnaître "officiellement", de faire l'impasse sur ses activités les plus subversives et les plus gênantes. Sans concession ni adoucissement volontaire, cet ouvrage n'a ni la prétention d'apporter La vérité sur l'histoire de l'I.S., ni l'intention de noyer le potentiel révolutionnaire situationniste dans la connaissance universitaire. Toutefois, entre le mystère de la période situationniste (les ex-situationnistes eux-mêmes parlent très peu de l'I.S.) et la récupération de celle-ci dans un but de réussite sociale, il est difficile de divulguer les apports situationnistes, tant artistiques que politiques, sans trahir l'esprit même de l'I.S. L'appel essentiel qui peut être ici transmis est celui qui pousse à se plonger pleinement dans les lectures situationnistes et à en tirer des enseignements d'ordre individuel, philosophique et pratique. L'authenticité de l'I.S. a été, depuis son auto-dissolution en 1972 (et même avant) jusqu'à la fin du XXème siècle, très largement souillée. On notera entre autres l'extraordinairement contradictoire exposition à propos de l'I.S. qui a lieu au début de l'année 1989 au Musée National d'Art Moderne, à Paris (puis à l'Institute of Contemporary Arts de Londres, et dans celui de Boston aux Etats-Unis). Des oeuvres plastiques sont exposées, beaucoup n'ont strictement rien à voir avec l'I.S. (des photos-souvenirs de Daniel Buren, une installation de Mario Merz ou encore une carte du mouvement Art & Language...), et les revues et livres situationnistes sont exposés sous verre (ne pas toucher, ne pas lire), totalement réifiés et sacralisés. Idem en 1998 à Vienne, en Autriche (au Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien), où se tient une exposition semblable. Le "situationnisme" est entré dans les moeurs, de Buren à Sollers, les artistes et les philosophes dont la "douce rébellion" est quasiment reconnue d'utilité publique par le pouvoir établi se réclament ouvertement des situationnistes... Le suicide de Guy Debord, fin 1994, a été suivi d'hommages tous plus hypocrites et falsificateurs les uns que les autres (dans tous les grands quotidiens français, dans certaines revues d'art et même dans Eléments, une revue de la Nouvelle Droite, profondément réactionnaire). Les gouvernements, qui se suivent et se ressemblent, reprennent dans leurs ministères les thèmes abordés par les situationnistes et les révoltes de la fin des années 1960 : la "qualité de vie" ("changer la vie" des sans-abri, des délinquants, etc.), la priorité à l'urbanisme, la lutte contre la "pensée unique", autant de sujets teintés de promesses qui représentent un bel arbre pour mieux cacher la forêt. Ces quelques exemples sont les plus flagrants d'une vaste opération de récupération, mais la contemplation de l'I.S. n'est qu'une aliénation supplémentaire de la société aliénée. La société du spectacle s'est nettement développée du début des années 1970 à la fin des années 1990, avec la chute du bloc de l'Est et son passage au capitalisme privé, on assiste à la transformation du pouvoir spectaculaire. La forme concentrée du spectacle se trouve encore dans quelques pays (notamment à Cuba) mais globalement elle s'est mêlée à la forme diffuse, qui s'est montrée la plus forte au fil des années. Cette unification du spectacle mondial se manifeste dans ce que Debord nomme en 1988 le "spectaculaire intégré" (dans ses Commentaires sur la société du spectacle), intégré dans la réalité à mesure qu'il en parle et qu'il la reconstruit, le spectacle s'étend de l'autorité policière à la séduction de marché. Il n'existe plus aucune rationalité sociale qui justifie la propriété privée et les classes, la monogamie et le patriarcat, la hiérarchie et l'autorité, la bureaucratie et l'Etat,... De même, l'art de ce monde est exempt de création et de passions. De là, deux conclusions partielles qui renvoient aux parts "d'échec" et de "réussite" de l'I.S. D'abord, on est loin de vivre dans une société propice à l'émancipation de l'individu et à la création, l'autogestion généralisée nécessaire à la praxis situationniste semble enterrée bien profondément dans l'oubli, c'est le spectacle qui est généralisé. Ensuite, le seul fait que la falsification de l'I.S. soit possible montre la proximité posthume des mouvements situationnistes et surréalistes : ceux-ci ont "réussi" dans le cadre d'un monde qui n'a pas été complètement renversé, mais cette réussite s'est retournée contre eux qui n'attendaient rien hors du renversement de l'ordre social dominant. Pour qu'il en fût autrement, il aurait fallu que les périodes d'agitation sociale ne relancent pas l'économie capitaliste, par leurs échecs successifs, mais qu'elles y mettent un terme. Ce qui n'a pas encore été le cas. Pourtant, si l'on considère la densité de la pensée situationniste, on ne peut s'arrêter à ce relatif constat d'échec. L'I.S. reste une référence essentielle pour l'approfondissement des relations entre art, vie et révolution. Avec une évolution surprenante de 1957 à 1972, elle s'est affirmée comme l'une des expressions les plus originales de la poésie de la seconde partie du XXème siècle. De plus, elle a vécu un moment fort du dépassement de l'art en 1968, comme les Communards avaient pu le vivre en 1871, et apporte ainsi des éléments théoriques et pratiques, historiques, tout à fait instructifs pour quiconque perçoit un potentiel créatif plus important dans le feu de l'insurrection que, par exemple, dans les peintures de Combas... L'I.S., inscrite dans son temps (comme le qualificatif même de "situationniste"), a affirmé, dès le lendemain du mouvement de mai 1968, la nécessité pour la réapparition du mouvement révolutionnaire de dépasser l'I.S. (d'où son auto-dissolution). Reprise dans la richesse révolutionnaire promise alors à la réalisation imminente de l'autogestion généralisée de la société, de la vie et de l'activité artistique, la critique situationniste s'est écartée à temps de l'idéologie spectaculaire montante de la révolution. La suite réelle du mouvement situationniste se trouve dans la praxis clandestine de la poésie et de la révolution. Le projet situationniste ne s'arrête pas avec la fin de l'I.S, mais il n'est pas si évident d'identifier sa filiation. Les mouvements révolutionnaires européens des années 1970 sont fortement imprégnés de la théorie situationniste, notamment dans l'autonomie naissante en Italie et en France (avec plusieurs grèves sauvages, le mouvement des occupations de maisons, les auto-réductions en tout genre et une désobéissance civile quasi généralisée dans certaines régions). Les idées et pratiques situationnistes sont présentes dans divers courants contestataires à travers le monde, dans le squat illégal revendiqué contre la propriété privée et les politiques d'urbanisme et de spéculation, dans le mouvement do it yourself et son désir de création hors des structures capitalistes et du contrôle idéologique imposé à qui vend son art, dans les luttes contre le contrôle urbain en Angleterre (manifestations festives, spontanées et non-autorisées qui bloquent les rues des métropoles), dans bien d'autres courants encore, et toujours dans les graffiti politico-poétiques que l'on retrouve au coin d'une rue, et dans les émeutes qui émaillent le pouvoir capitaliste à travers le monde (de Djakarta à Paris, de Los Angeles à Tirana). Finalement, dans un monde où la subversion de la société par l'art est récupérée par la subvention de l'art par la société, la poésie est plus que jamais dans la révolution. L'espoir persiste, "le vieux slogan, "la révolution ou la mort", n'est plus l'expression lyrique de la conscience révoltée, c'est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle"[1], en témoignent les multiples tentatives révolutionnaires de l'histoire du XXème siècle, et parallèlement, les suicides de Debord, de Maïakovski, de Deleuze, d'Arthur Cravan, de Crevel, de Valérie Solanas, de Primo Levi, etc. (et les suicidés d'Etat, ceux qu'on a tués en prison et ceux qu'on a tués libres, et ceux qui ont refusé de survivre à l'absence de poésie et/ou à la défaite de la révolution : Kotoku Shosui, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, Durruti, Ulrike Meinhof et ses camarades de la Fraction Armée Rouge morts à Stammheim, ou encore Gustav Landauer, Antonin Artaud, Wilhelm Reich, Jacques Mesrine, etc.). L'histoire de la révolution, comme celle de la poésie, est composée d'exaltations, de bonheurs et de passions, mais aussi de drames, de doutes et de frustrations. Une vie de poète, de révolutionnaire, c'est une vie intense, une vie qui préfère la mort à des années d'ennui. Debord disait : "J'ai mérité la haine universelle de la société de mon temps et j'aurais été fâché d'avoir d'autres mérites aux yeux d'une telle société"[2]. L'oeuvre de l'I.S. s'adresse aux poètes, aux révolutionnaires, aux partisans du renversement de perspective et du dépassement de l'art. Tout est possible car il n'y a plus rien à perdre.
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