La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art |
Published in La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art Septembre 1998 |
Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution"
A 1 - Vers la "crise" de 1968Les années passent et la critique situationniste se fait connaître, la contestation s'élargit et l'agitation dans le milieu étudiant se fait de plus en plus pressante. Dès 1966, les idées de l'I.S. sont reprises dans plusieurs Universités françaises, la tension monte et quand en mai 1968 la France est paralysée par une grève générale comme jamais le pays n'en avait connu, les "spécialistes" du monde politico-social sont pris de court tandis que les participants les plus radicaux du vaste mouvement de mécontentement espèrent un bouleversement complet du système. Directement responsables de la décomposition de la société et de la révolte de la population, les autorités politiques n'avaient pas prévu de telles mésaventures ; les critiques révolutionnaires les plus marginales, les plus déviantes (celles de l'I.S., de Socialisme ou Barbarie, des groupes anarchistes et d'autres groupes oppositionnels) s'avèrent être des analyses bien meilleures que celles des analystes patentés. On peut même affirmer que l'I.S., dans ses théories de la décomposition de la société et du renversement de perspective, a prévu l'explosion sociale de 1968, sans toutefois la prophétiser puisqu'elle a activement participé à ses différentes étapes les années précédant la mise à nu du malaise. "L'I.S. n'a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne ; elle est venue avec elle"[1]. De la contestation de la société dans sa totalité à l'autogestion généralisée comme moyen nécessaire à la mise en oeuvre du projet révolutionnaire, les situationnistes développent leur idée du dépassement de l'art. L'atmosphère y est propice et l'évolution de l'I.S. s'y prête parfaitement. A 2 - De la théorie à la pratique, le développement d'une praxis révolutionnaireLes situationnistes n'ont jamais pu tolérer parmi eux des spécialistes de l'analyse artistique ou politique, ni de quelque autre domaine que ce soit. Il s'agit pour l'I.S. de n'être un vivier, ni de penseurs inactifs, ni de militants écervelés. Produire des théories en dehors de la vie pratique ou militer sur le terrain sans avoir rien à dire sont les deux inadéquations qui mènent à l'exigence d'une réelle praxis révolutionnaire : lier dans la mesure du possible théorie et pratique, approfondir l'une et l'autre avec la même insistance. "Seule l'incessante relation de la théorie et de la praxis vécue permet d'espérer la fin de toutes les dualités, le règne de la totalité, la fin du pouvoir de l'homme sur l'homme"[2]. C'est également le meilleur moyen de ne pas laisser transformer la théorie en idéologie. Si l'on ne peut concevoir de théorie authentique sans penser à sa mise en pratique, la théorie situationniste de la construction de la vie quotidienne ne peut se réaliser sans la destruction totale du pouvoir. En effet, la praxis ludique de l'I.S. implique le refus des chefs, du sacrifice (au travail, à la famille, à la patrie, à la société, etc.) et du rôle (imposé par l'aliénation idéologique), la liberté de réalisation individuelle, la transparence des rapports sociaux, des paramètres incompatibles à la conservation de système social. La réinvention de la révolution est à l'ordre du jour, la question des moyens à employer pour renverser l'ordre établi est loin d'être incongrue en ces temps de fausse communication et de passivité accrue. Reprenant les bases de la conscience historique de la révolution, l'I.S. se retrouve dans les traits les plus radicaux de Bakounine et de Marx : "Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel"[3]. Inspirés par Stirner, les situationnistes mettent l'accent sur l'esprit d'insoumission inhérent à l'individu : "il n'y a pas d'autorité en dehors de ma propre expérience vécue ; c'est ce que chacun doit prouver à tous"[4]. L'objectif de la révolution n'est définitivement pas de prendre le pouvoir mais de l'anéantir. L'I.S. défend par-dessus tout la "la subjectivité radicale" de l'individu, indispensable à la construction d'une vie authentique. Dans cette voie, le combat est total et unitaire, les situationnistes se lancent dans un harcèlement des autorités sur tous les fronts (culturel, politique, économique, social), ce qui leur permet d'approcher une certaine cohérence révolutionnaire, recherchée. L'I.S. se veut aussi porteuse de poésie, expérimentant dans une certaine mesure une nouvelle organisation sociale, ce qui nécessite une participation égalitaire (sans être calculée ni rigide) de ses membres aux activités du groupe. Cette "nécessité" se veut éviter tout autoritarisme et toute passivité au sein de l'I.S., le but n'est évidemment pas d'imposer une attitude et une activité uniformes (ce sera d'ailleurs loin d'être le cas, les discussions étant relativement fréquentes). Pour cette même raison, "l'I.S. ne peut pas être organisation massive, et ne saurait même accepter, comme les groupes d'avant-garde artistiques conventionnels, des disciples"[5], elle ne veut être qu'"une Conspiration des Egaux, un état-major qui ne veut pas de troupes"[6]. La fonction de l'I.S. est axiale, elle veut être partout comme un axe que l'agitation populaire fait tourner, et développer l'agitation sur tous les fronts. Si à la veille des années 1960, Constant se demandait si la révolution dans l'art ne devait pas être précédée d'une révolution dans la vie quotidienne, c'est en 1968 Henri Lefebvre (le professeur nanterrois, mal-aimé des situationnistes) qui affirme à l'instar de l'I.S. : "la révolution ne peut se concevoir que totale"[7]. Conscients que la révolution a toujours pris naissance dans la poésie, l'I.S. rappelle à qui veut l'entendre que la spontanéité, mode d'être de la créativité individuelle, se manifeste de façon inimaginable dans les moments révolutionnaires, et cela chez la plupart des individus. Vaneigem affirme magistralement que "ceux qui parlent de révolution et de luttes de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu'il y a de subversif dans l'amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre"[8]. Ce à quoi on peut ajouter, à la façon de Saint-Just, que faire la révolution à moitié, c'est creuser son propre tombeau. On ne manquera pas de noter la poésie du renversement de perspective, propre à la révolution imaginée par l'I.S. ; un renversement de perspective qui remplace la connaissance par la praxis, l'espérance par la liberté, le différé par l'immédiat, la passivité par l'activité. Un renversement de perspective dont la poésie élargit l'esthétique ludique de l'I.S. à une esthétique de la subversion sans fin : tracts, émeutes, films, agitation, livres, etc., tous les moyens de regroupement des forces subversives par une praxis poétique sont envisagés dès avant 1968 par les situationnistes. Pour ces derniers, la poésie est plus que jamais l'acte qui engendre des réalités nouvelles, l'accomplissement de la théorie radicale, le geste révolutionnaire par excellence. L'éréthisme poétique doit être activé par un retour à la création en arrachant celle-ci à la société spectaculaire-marchande qui s'en est emparée pour la fondre dans l'aliénation du monde de l'art. C'est en 1966 que les situationnistes vont commencer à faire parler d'eux comme d'une sérieuse menace pour le pouvoir, hors des milieux artistiques d'avant-garde. Avec le scandale de Strasbourg, toute la presse française parle des agitateurs situationnistes, en termes inquiets et peu élogieux. Tout commence en mai 1966, avec l'élection au bureau de l'A.F.G.E.S. - Association Fédérative Générale des Etudiants de Strasbourg - (affiliée à l'UNEF - Union Nationale des Etudiants de France) de six étudiants connus pour leurs idées extrémistes, qui ont manifestement profité du désintéressement quasi total des étudiants pour leurs syndicats, dans le but de démontrer l'impuissance de ce syndicalisme étudiant tout en se servant de ses moyens logistiques. Pendant l'été de la même année, ces quelques étudiants prennent contact avec l'I.S., espérant recevoir quelques conseils dans l'objectif de subvertir un maximum le milieu universitaire strasbourgeois. Une brochure est ainsi rédigée avant la rentrée de 1966-67, essentiellement par le situationniste Mustapha Khayati, avec la participation des étudiants de Strasbourg et de quelques autres situationnistes : De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier expose les positions théoriques situationnistes, adoptées par le très institutionnel bureau de l'A.F.G.E.S. Elle s'attaque au milieu universitaire, à ses professeurs et à l'autosatisfaction des étudiants ; le ton acerbe de la brochure exprime un profond mépris envers le monde universitaire de cette période, qui est décortiqué dans toutes ses particularités (l'idéologie dominante, l'étudiant passif, la fausse contestation au sein de l'Université, la pauvreté matérielle des étudiants, le contrôle social, la marchandise culturelle - opium de l'étudiant -, etc.). L'étudiant est raillé comme se croyant autonome alors qu'il n'est que l'esclave de l'autorité sociale représentée par la famille et l'Etat, il est décrit comme un pur produit de la société moderne, et très vite, il est dit que son extrême aliénation ne peut être contestée que par la contestation de la société tout entière. Du dévoilement d'une situation étudiante misérable à la destruction des mythes étudiants, la brochure va plus loin et évoque les révoltes des blousons noirs, des Provos en Hollande, des étudiants américains de Berkeley, des jeunes dans l'Europe de l'Est bureaucratique, de la jeunesse prolétarienne anglaise et japonaise, etc. Enfin, la théorie radicale propre à l'I.S. est développée, dans le rappel de la Commune de Paris et d'autres tentatives révolutionnaires du passé. L'accent sur l'importance du prolétariat est présent, l'aliénation sociale poussant l'étudiant lui-même à s'y identifier : "est prolétaire celui qui n'a aucun pouvoir sur l'emploi de sa vie, et qui le sait"[9]. La rentrée universitaire strasbourgeoise se déroule dans une atmosphère inhabituelle, qui laisse présager le scandale à venir. Un climat de contestation dont les origines se trouvent dans la polémique engagée entre Abraham Moles (illustre technocrate cybernéticien, accessoirement professeur à l'Université de Strasbourg) et l'I.S. depuis 1963. En mars 1965, quelques situationnistes interrompent à Strasbourg une conférence tenue par Moles et le sculpteur Schöffer, appuyant leur intervention par un tract incendiaire ; enfin, le 26 octobre 1966, Moles inaugure sa chaire de psychosociologie sous les tomates lancées par les agitateurs strasbourgeois, plus motivés que jamais. Ces derniers perturbent de nombreux cours et diffusent des textes particulièrement offensants et provocateurs. Dès le début du mois de novembre, le désormais célèbre tract Le retour de la colonne Durruti est affiché, sous sa forme de comics par détournement, il marque l'arrivée d'un moyen d'expression novateur et subversif, et annonce la parution prochaine de la fameuse brochure De la misère en milieu étudiant.... Le périodique de l'A.F.G.E.S. sort avec une couverture reprenant un communiqué du groupe révolutionnaire américain Black Mask qui évoque les émeutes de 1965 à Los Angeles. Les articles du journal sont volontairement orientés vers des sujets inhabituels : les Provos, les dix ans de l'insurrection de Budapest, la Zengakuren au Japon, et une critique de l'UNEF... Le 22 novembre 1966, les étudiants du bureau de l'A.F.G.E.S. profitent de l'invitation très officielle à la cérémonie d'ouverture du Palais Universitaire, pour distribuer la brochure De la misère en milieu étudiant... aux nombreux représentants des autorités strasbourgeoises présents sur les lieux. La brochure est, dès le lendemain, massivement distribuée aux étudiants strasbourgeois. Le bureau de l'A.F.G.E.S. fait alors savoir que son seul programme "étudiant" est la dissolution immédiate de l'association. Le scandale s'étend très vite hors de l'Université, la totalité de la presse régionale se déchaîne contre les agitateurs étudiants de Strasbourg, puis la presse nationale prend le relais de la désinformation contre-révolutionnaire. Le tout se produit dans une ambiance chaotique, la répression judiciaire contre les étudiants membres du bureau de l'A.F.G.E.S. étant accompagnée d'une agitation grandissante au sein de l'Université de Strasbourg ainsi qu'à Nantes, puis à Lyon et Nanterre. Toutes les raisons sont bonnes pour remettre en cause l'Université. La contestation étudiante s'oriente vers des revendications influencées à la fois par Reich et par Fourier, proclamant une vie libérée des contraintes sociales et morales, ce qui dénote évidemment l'actualité des idées de l'I.S. dont le slogan "Vivre sans temps mort, jouir sans entraves" est dans l'air du temps... A la veille de 1968, c'est donc dans les Universités que la praxis révolutionnaire commence à se réaliser. Rompant avec le syndicalisme sclérosé et le réformisme corporatiste, la jeunesse révolutionnaire étudiante entreprend même une jonction partielle avec le prolétariat en lutte au début de l'année 1968, à Caen, Nantes, Redon, etc. (où les grèves donnent lieu à des manifestations qui, elles-mêmes, mènent parfois à l'émeute).
Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution" B - L'expression situationniste dans l'explosion de mai 1968A Nanterre, les agitateurs les plus radicaux trouvent leur accord théorique dans la lecture des textes situationnistes, ils fondent en janvier 1968 le groupe des "Enragés" et étayent avec succès leur mouvement de sabotage de cours et de locaux (qui rappelle celui des étudiants de Strasbourg). Leurs premiers graffiti sur les murs de la faculté annoncent le style de ceux de mai 1968, leurs tracts prennent des formes originales et se différencient très nettement des tracts froids des organisations politiques. Leurs actions sont relayées par celles des anarchistes, la lutte contre le système universitaire s'accroît et le fossé qui sépare étudiants et administration semble plus profond que jamais auparavant. En février, les Enragés diffusent des tracts et des affiches d'inspiration situationniste qui fustigent à peu près tout ce qui n'est pas authentiquement révolutionnaire à Nanterre. Le 22 mars, ils participent à l'occupation du bâtiment administratif de la faculté de Nanterre et couvrent cette dernière de graffiti. Les sanctions universitaires à l'encontre de plusieurs étudiants nanterrois lancent même, indirectement, un mouvement de soutien aux étudiants... Quand l'Université de Nanterre est fermée, l'élargissement de la protestation déborde dans une émeute spontanée au coeur de Paris, dans le Quartier Latin. La grève générale paralyse alors plusieurs Universités, il s'ensuit une semaine de lutte dans la rue où accourent de nombreux ouvriers, des lycéens et des "blousons noirs". Tandis que les grosses organisations staliniennes (du Parti Communiste Français -P.C.F.- à la Confédération Générale du Travail -C.G.T.-) font de leur mieux pour casser le mouvement par d'incroyables calomnies dans le but préserver leur contrôle sur l'ensemble des ouvriers, l'I.S. voit ses thèses commencer à se réaliser : "la jeunesse révolutionnaire n'a pas d'autre voie que la fusion avec la masse des travailleurs qui, à partir de l'expérience des nouvelles conditions d'exploitation, vont reprendre la lutte pour la domination de leur monde, pour la suppression du travail"[10]. La première grande "Nuit des barricades" se déroule du 10 au 11 mai, une soixantaine de barricades résiste pendant plus de huit heures aux assauts de la police et transforme le Quartier Latin en véritable champ de bataille (notamment autour de la rue Gay-Lussac, où situationnistes et Enragés participent à l'édification et à la défense des barricades). Ce soulèvement reçoit le soutien inattendu de la population, qui sort de sa torpeur, ce qui force le gouvernement à retirer la police de la Sorbonne, qui dès lors est occupée et ouverte aux travailleurs. Le 13 mai, un million de personnes manifestent à Paris et la grève générale s'étend jusqu'à la fin du mois de mai (plus de dix millions de grévistes). Plusieurs occupations d'usines se transforment en barricadages. A la Sorbonne, les situationnistes fusionnent avec les Enragés de Nanterre et forment le Comité d'Occupation de la Sorbonne. Ils appellent à l'occupation immédiate de toutes les usines en France, et à la formation de Conseils Ouvriers. Les assemblées générales à la Sorbonne se déroulent dans une atmosphère chaotique mais dans l'exigence de la démocratie directe, jusqu'à ce que, le 17 mai, le Comité d'Occupation passe sous le contrôle d'organisations dites communistes (bureaucratiques). Les situationnistes, les Enragés, et ceux qui les avaient rejoints dans le premier Comité d'Occupation de la Sorbonne décident de continuer ensemble leurs activités et forment le Conseil pour le Maintien des Occupations (C.M.D.O.) qui se définit comme une organisation conseilliste. Le but est de défendre un programme de démocratie directe totale, et d'étendre quantitativement et qualitativement le mouvement des occupations et la constitution des Conseils Ouvriers. Le C.M.D.O. occupe un bâtiment rue d'Ulm dans le Quartier Latin, puis à la fin mai, les caves de l'Ecole des Arts Décoratifs où l'on tire par centaines des affiches pour le mouvement. Il dénonce les tractations (et les accords de Grenelle) entre les gaullistes et le bloc P.C.F.-C.G.T. qui veulent démobiliser les ouvriers. Le 30 mai, le C.M.D.O. lance un appel au renversement de l'Etat avant qu'il ne passe à la répression armée. De Gaulle dissout l'Assemblée et appelle à "l'action civique", le même jour une foule de réactionnaires et de drapeaux français envahit les Champs-Élysées en soutien au Général. Le 31 mai, on apprend par la presse que des chars et des unités en armes convergent vers Paris. Début juin, la police et l'armée sont utilisées pour reprendre possession de certains lieux occupés (notamment l'Office de Radiodiffusion Télévision Française -O.R.T.F.-, élément essentiel pour le rétablissement de la paix sociale). La répression se fait de plus en plus effective, sournoisement (tuant au moins trois individus), en interdisant toute manifestation, en expulsant des dizaines d'étrangers (dont une vingtaine de révolutionnaires allemands), en appelant à l'aide des syndicats, à la reprise du travail, en faisant évacuer par la police l'Odéon et la Sorbonne occupés. Les situationnistes échappent aux vagues d'arrestation et de dissolution des groupes d'extrême-gauche mais le C.M.D.O. décide de se dissoudre le 15 juin (confronté aussi au recul manifeste du mouvement) et les situationnistes les plus compromis s'exilent à Bruxelles. En un peu plus d'un mois, l'I.S. aura mis en pratique ses idées, son expression semant le trouble par l'anonymat des graffiti et des mouvements de masse, par des tracts explicites et une agitation continue et passionnée. Les situationnistes sont clairement assimilés comme faisant partie intégrante de la frange la plus extrémiste du mouvement. Déjà à Strasbourg, fin 1966, le professeur Lhuillier se méfiait : "Je suis pour la liberté de penser. Mais s'il y a des situationnistes dans la salle, qu'ils sortent"[11]. Quelques semaines avant mai 1968, c'est Alain Touraine, à Nanterre, qui lance, excédé par l'agitation qui paralyse "le bon fonctionnement" de l'Université : "J'en ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes. C'est moi qui commande ici, et si un jour c'était vous, je partirais dans des endroits où l'on sait ce qu'est le travail"[12]. Et en mai, c'est le concert de calomnies et de "préventions" contre les Enragés, "l'anarchiste allemand" Cohn-Bendit, les situationnistes et les anarchistes sont les cibles des média, de la gauche réformiste et du gouvernement. Le 16 mai, Pompidou, alors premier ministre, annonce simultanément à la radio et à la télévision : "Des groupes d'enragés, nous en avons montré quelques-uns uns, se proposent de généraliser le désordre avec le but avoué de détruire la nation et les bases mêmes de notre société libre (...) Français, Françaises, il vous appartient de montrer (...), quelles que soient vos préférences politiques, quelles que soient vos revendications sociales, que vous refusez l'anarchie. Le gouvernement fera son devoir"[13]. L'antagonisme, d'un côté comme de l'autre, est marqué sans équivoque : les poètes de l'anarchie face aux adeptes de l'ordre. Pour l'I.S., ce mouvement de révolte de mai 1968 n'est pas un simple mouvement d'étudiants, en ce sens que s'il a pris son ampleur médiatique dans les Universités, il a été poussé par dix millions de travailleurs grévistes, par une grande partie du lumpenprolétariat actif dans les manifestations et les émeutes qui s'ensuivent. "Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d'un demi-siècle d'écrasement"[14], la vaste classe sociale des individus exploités et dominés par le pouvoir refusant subitement de se laisser faire et lançant "la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l'économie d'un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l'histoire"[15]. L'I.S. retient également l'importance que revêt ce mouvement pour le devenir de l'étudiant ; en effet, l'origine sociale des participants à la révolte de 1968 (notamment celle des étudiants) a souvent été stigmatisée - très arbitrairement d'ailleurs -, par les partis et les groupuscules bureaucrates, alors que le devenir de l'individu est essentiel en ce qui concerne sa réflexion politique. Avec le mouvement de 1968, l'espoir que l'étudiant soit destiné à devenir autre chose qu'un cadre soumis à l'Etat est bel et bien réel. Mais, c'est dans l'art et la poésie mêlés aux drapeaux rouges et noirs de la révolution, symboles d'une démocratie directe ouvrière et d'une présence anarchiste autonome, que l'I.S. trouve le moyen d'apporter un esprit nouveau, tant à un niveau théorique qu'à un niveau pratique, au mouvement révolutionnaire. Le projet situationniste reste marqué par ce que les situationnistes appellent la construction libre des événements de la vie, l'objectif d'une société de l'art réalisé, la société de maîtres sans esclaves. La réalisation de cette société est directement liée au renversement de la société de classes, renversement identifié dans l'explosion de mai 1968. Pour Vaneigem, "le primat de la vie sur la survie est le mouvement historique qui défera l'histoire. Construire la vie quotidienne, réaliser l'histoire, ces deux mots d'ordre, désormais, n'en font qu'un. Que sera la construction conjuguée de la vie et de la société nouvelle, que sera la révolution de la vie quotidienne ? Rien d'autre que le dépassement remplaçant le dépérissement, à mesure que la conscience du dépérissement effectif nourrit la conscience du dépassement nécessaire. Si loin qu'ils remontent dans l'histoire, les essais du dépassement entrent dans l'actuelle poésie du renversement de perspective"[16]. En 1954, l'Internationale lettriste évaluait la poésie dans "l'élaboration de conduites absolument neuves, et les moyens de s'y passionner"[17], c'est exactement dans cet état d'esprit que les situationnistes vivent les événements de mai 1968, dans la spontanéité créatrice comme manifestation essentielle du renversement de perspective. La poésie, définie par l'I.S. comme moment révolutionnaire du langage, s'exprime à volonté par les graffiti qui envahissent les murs de Paris et de ses facultés. Généralement exécutés à la bombe de peinture ou au marqueur, certaines Universités sont également victimes d'affichettes manuscrites au crayon feutre (sur le modèle des dazibaos de la "révolution culturelle" chinoise). Spontanéité et style propres aux situationnistes sont la marque de ces graffiti qui restent gravés dans l'histoire de mai 1968, leur lyrisme poétique s'oppose radicalement à la monotonie des traditionnels slogans politiques. Dans cet exercice, les situationnistes jouent de toute évidence un rôle de premier plan, en particulier Christian Sébastiani, surnommé plus tard le "poète des murailles". Reprenant, pour la quasi-totalité d'entre tous les graffiti, le contenu de la théorie radicale de l'I.S., on distingue toutefois trois sortes de graffiti : 1) ceux qui s'attaquent directement à la société, au système politico-social, 2) ceux qui s'attaquent aux pseudo-acteurs du mouvement que sont les organisations réformistes, ou encore les professeurs "de gauche", et enfin, 3) ceux qui déclarent la mise en pratique du renversement de perspective, l'accession aux plaisirs de la vie contre la "survie" imposée. Ces trois catégories se trouvent, sans distinction particulière, massivement offertes aux murs de la capitale comme à ceux des facultés, avec très vite, une quantité majoritaire des graffiti de la troisième catégorie. Mais ces graffiti, quels sont-ils exactement ? Parmi les centaines de phrases et slogans recensés, les plus "situationnistes" sont les suivants : 1) Le vieux slogan lettriste de 1952, "Ne travaillez jamais !" est inscrit très tôt à Nanterre, puis prolifère en mai dans le Quartier Latin. Le travail, instrument essentiel d'aliénation, est fustigé sous différentes formes, notamment : "Les gens qui travaillent s'ennuient quand ils ne travaillent pas, les gens qui ne travaillent pas ne s'ennuient jamais", "A travail aliéné, loisir aliéné", "Regarde ton travail, le néant et la torture y participent". L'ennui, conséquence de l'aliénation, et la consommation, passivité active proposée par la société, sont sujets à controverse également : "La perspective de jouir demain ne me consolera jamais de l'ennui d'aujourd'hui", "L'ennui est contre-révolutionnaire", "L'isolement nourrit la tristesse", "Production et consommation sont les deux mamelles de notre société", "Consommez plus, vous vivrez moins", ce dernier sonnant tel un slogan publicitaire ; la culture est attaquée en bloc, "La culture est en miettes", "La culture est l'inversion de la vie", "Ne consommons pas Marx". Avec Marx transformé en marchandise, des graffiti rappellent que, religieuses ou pseudo marxistes, les idéologies se valent : "Comment penser librement à l'ombre d'une chapelle ?", "Assez d'églises ! ". Devant une école élémentaire, on peut lire "Ici commence l'aliénation", les lieux de bourrage de crâne ne manquent pas et les occasions de le faire savoir non plus. Les graffiti contre l'Etat et la religion, fédérateurs et grandement anarchistes recouvrent abondamment les murs ("A bas l'Etat", "Ni Dieu ni maître", etc.). 2) "La révolution cesse dès l'instant qu'il faut se sacrifier pour elle" est une citation directe du Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, elle accuse la mentalité emprunte de christianisme et de dévotion caractéristique des guévaristes, maoïstes, etc. et de leur notion de révolution. A la Sorbonne, on lit que "Tout réformisme se caractérise par l'utopisme de sa stratégie et l'opportunisme de sa tactique", les slogans anti-staliniens sont très populaires : "A bas les groupuscules récupérateurs", les insultes tournant parfois au sexisme caractérisé (qui n'a pas grand chose à envier, toutefois, aux surréalistes, ni au dadaïstes...), "Les syndicats sont des bordels, l'UNEF est une putain". Enfin, les "Professeurs, vous nous faites vieillir" s'élargissent et reprennent la critique globale : "Cours vite, camarade, le vieux-monde est derrière toi !". 3) Les messages libérateurs s'expriment par des références à l'histoire de la révolution, telles "Vive la Commune", ou encore par des appels à la constitution de Conseils Ouvriers. Mais c'est essentiellement par l'expression d'une vie nouvelle et de désirs authentiques que se propage la théorie situationniste : de "Vivre sans temps mors, jouir sans entraves" aux variantes de "Prenez vos désirs pour des réalités", la poésie révolutionnaire s'offre par le biais des murs parisiens. "Faire de nos désirs la réalité est un travail historique précis"[18] affirme l'I.S., et l'attribution de "L'imagination au pouvoir" qui leur est faite est reniée clairement par les situationnistes. Vu à différents endroits, ce slogan exprime peut-être maladroitement une volonté de libération créatrice mais fait en réalité le jeu du pouvoir établi : en effet, Marcuse a écrit lui-même qu'"à travers le style de la politique [institutionnelle], le pouvoir de l'imagination va beaucoup plus loin qu'Alice au pays des merveilles, quand il manipule les mots, quand il fait du sens un non-sens et du non-sens un sens"[19], l'imagination touchée par le processus de réification, voilà ce qu'est l'imagination au pouvoir, "une praxis condamnée à l'inaction"[20] dit Vaneigem. Le problème est de dépasser l'imaginaire.
Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution" On lit Nietzsche sur les murs de Paris : "Rien n'est vrai, tout est permis"[21]. "Tout est permis car rien n'est vrai des vérités marchandes"[22], précise Vaneigem dans son Livre des plaisirs, mais c'est une phrase, écrite de nombreuses fois par René Riesel (de Nanterre à la Sorbonne) qui relaie le mieux la phrase de Zarathoustra : "La liberté, c'est le crime qui contient tous les crimes, c'est notre arme absolue". Cette volonté de vivre totalement, sans contraintes autres que celles qu'on se donne à soi (et encore...) se retrouve dans l'assemblage de la vie, la créativité et la fête : "Plutôt la vie", "Prends la vie", "Nous voulons vivre", "Je décrète l'état de bonheur permanent", "Créativité - Spontanéité - Vie", le désir d'une liberté vécue dans le présent est constant, "On ne revendiquera rien, on ne demandera rien, on prendra, on occupera", "La révolution est une fête". L'allusion à l'arme principale contre les forces de l'ordre (en particulier contre la grande invention gaulliste que sont les Compagnies Républicaines de Sécurité -C.R.S.-) mène la poésie des graffiti au paroxysme de l'harmonie "lutte-plaisir" avec le fameux slogan "Sous les pavés, la plage", ou encore "Je jouis dans les pavés" que l'on retrouve sur les murs de la rue Gay-Lussac au lendemain de la première nuit des barricades. Paris ne sera pas la seule ville touchée par l'épidémie de graffiti d'inspiration situationniste, à Nantes par exemple, leur expression est similaire : "Non au règne capitaliste, oui à la révolution complète de la société", "Service d'ordre UNEF = CRS", "Et les réserves imposées au plaisir incitent au plaisir sans réserve", "Créez", "Mieux vaut voler que de se vendre", ou encore "Si l'on juge de la révolution de par la situation pré-révolutionnaire, la révolution sera effectivement une fête", certains graffiti reprenant les mêmes termes qu'à Paris. La propagande situationniste anonyme fait son effet au niveau national (Nantes, Strasbourg, Bordeaux, Lyon, Toulouse, ...). Les tracts situationnistes, des Enragés, du Comité I.S.-Enragés, puis du C.M.D.O., font preuve d'une originalité étonnante et ne cachent pas leur radicalité poétique et révolutionnaire. La première affiche publicitaire détournée par les situationnistes à être apposée sur les murs de la Sorbonne occupée reprend une phrase de La philosophie dans le boudoir de Sade : "Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux, inappréciables, de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois ?". Un peu plus tard, une affichette contre les "récupérateurs" du mouvement détourne une autre phrase de Sade : "Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage". Une autre affichette annonce que la révolution vient de commencer par sa première insurrection et détourne une phrase de Marx, pas Karl mais Harpo Marx : "Or, les vraies vacances, c'était le jour où nous pouvions regarder une parade gratuitement, où nous pouvions allumer un feu géant au milieu de la rue sans que les flics nous en empêchent". Le détournement reste la pratique privilégiée des situationnistes, les tracts et affiches sous forme de comics détournés font partie de leur identité et se multiplient tout au long du mouvement. Leurs textes reprennent des extraits de la revue internationale situationniste, des livres de Debord et de Vaneigem, ou s'adaptent à l'actualité de la lutte, comme cette affiche de Nanterre où les protagonistes de la bande dessinée discourent sur les bonnes relations entre l'UNEF et la hiérarchie universitaire... Les affichettes situationnistes de la Sorbonne sont à l'image de l'I.S., leur contenu s'attaque à tout ce qui doit changer. Celle qui s'indigne de la tolérance manifestée par les occupants à propos de la chapelle qui était encore préservée est la première à être subrepticement lacérée par des personnes probablement encore sous l'emprise du pouvoir de la religion : "Camarades, déchristianisons immédiatement la Sorbonne. On ne peut plus y tolérer une chapelle ! Déterrons et renvoyons à l'Elysée et au Vatican les restes de l'immonde Richelieu, homme d'Etat et cardinal". Une affiche résume ouvertement les positions de l'I.S. vis-à-vis de l'art : "Après Dieu, l'art est mort. Que ses curés ne la ramènent plus ! CONTRE toute survie de l'art, contre le règne de la séparation, DIALOGUE DIRECT, ACTION DIRECTE, AUTOGESTION DE LA VIE QUOTIDIENNE". A partir du 17 mai, six affiches de format 37 x 50, sur papier offset, sont réalisées et tirées à de nombreux exemplaires, s'y inscrivent en lettres blanches capitales sur fond noir de courts slogans situationnistes : "Abolition de la société de classes", "Fin de l'Université", "Le pouvoir aux Conseils de travailleurs", "Occupation des usines", "A bas la société spectaculaire-marchande", "Que peut le mouvement révolutionnaire maintenant ? Tout. Que devient-il entre les mains des partis et des syndicats ? Rien. Que veut-il ? La réalisation de la société sans classes par le pouvoir des Conseils Ouvriers". Toutes sont signées par le Conseil pour le Maintien des Occupations. Imprimées d'abord dans les locaux de l'Ecole des Arts Décoratifs, elles sont par la suite massivement réalisées avec le concours de certains imprimeurs en grève "qui constituent une des rares catégories sociales à avoir dépassé le stade de l'occupation passive et offert sa force de travail pour la continuation du mouvement"[23]. Dans le mouvement de mai 1968, que ce soit dans sa forme ou dans son contenu, le langage des situationnistes est de loin le plus original. Une étude très officielle a d'ailleurs montré en 1975 comment, sur des dizaines et des dizaines de tracts recensés en mai 1968, ceux des situationnistes se démarquent du reste des organisations politiques (y compris des anarchistes du "Mouvement du 22 mars", de la Fédération Anarchiste ou de l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste). Entreprise par six chercheurs (de l'Université de Lyon II, de l'Ecole Normale Supérieure et du Centre National de la Recherche Scientifique), travaillée sur ordinateurs par des classifications précises (de mots, de phrases, etc.) cette étude, Des tracts en mai 68, est éditée en 1975 par la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Il en ressort que la qualité d'expression est bien plus originale et variée chez les situationnistes que dans les autres groupes politiques étudiés (huit autres, du P.C.F. à la Fédération Anarchiste, en passant par les Jeunesses Communistes Révolutionnaires ou Voix Ouvrière). La diversification lexicale comme l'extension et la richesse du vocabulaire des tracts situationnistes sont très nettement supérieures à celles des autres organisations (en particulier par rapport aux bureaucrates du P.C.F. et aux marxistes-léninistes, dont l'esprit dogmatique ne fait qu'agrandir les lacunes de vocabulaire), de plus, les situationnistes assument totalement leur position relativement marginale au niveau des organisations en répondant aux calomnies des groupes qui veulent évincer les "enragés" du mouvement pour que celui-ci se termine dans des élections entre "gens sérieux". Ils conjuguent l'apologie du mouvement, de sa violence révolutionnaire, avec une critique acerbe des groupes gauchistes : "car il n'y a pas que les flics : il y a aussi les mensonges des divers groupuscules trotskistes (J.C.R., F.E.R., V.O.), prochinois (U.J.C.M.L., C.V. base), anarchistes-à-la-Cohn-Bendit. Réglons nos affaires nous-mêmes"[24]. Les bureaucrates des partis de gauche et les organisations syndicales sont des cibles pour les situationnistes comme pour les anarchistes. Même les tracts situationnistes qui ne manquent pas de glorifier l'esprit festif et passionné de la révolte de mai 1968 ne sont pas totalement isolés, plusieurs groupuscules anarchistes parmi les plus radicaux (notamment Front Noir) tiennent un discours sensiblement identique : "Nous voulons que la révolte soit une fête perpétuelle et la vie de chacun une oeuvre d'art à réaliser"[25]. Enfin, si les tracts n'ont pas généralement la dimension poétique que peuvent avoir les graffiti (par leur contenu furtif, par leur forme illégale, anonyme et mystérieuse, impossible à posséder et totalement gratuite, les graffiti agissent en guise de contre-pouvoir visible mais difficilement identifiable), les tracts sont toutefois gratuits et cette absence de rapports marchands est loin d'être négligeable. L'expression situationniste se veut totalement gratuite (d'un point de vue économique), irrécupérable et de toute façon invendable. René Viénet trouve d'ailleurs le moyen d'exécuter des peintures détournées par des actes de vandalisme forcément sans aucune valeur d'échange : à la Sorbonne, le premier soir de l'occupation, il inaugure la pratique de l'inscription murale en inscrivant, sous forme de phylactère, sur une des fresques de l'Université, une formule devenue célèbre : "Camarades ! L'humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste"[26]. Cette phrase, détournée de Voltaire citant le curé Meslier ("L'humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier des tyrans aura été pendu avec les tripes du dernier prêtre"), sera lisible à différents endroits de la Sorbonne tout au long du mouvement. L'appropriation de ces fresques académiques, la transformation de leur rôle par des messages subversifs, ne sont rien d'autre que le retour de l'art à la conscience historique de la révolution. Ce retour s'accomplit dans la désobéissance du langage, dans la transgression des codes esthétiques, par la propagande murale comme activité de masse, comme moyen d'expression spontanée des foules rebelles. Le détournement est aussi utilisé par les situationnistes dans la fête et la chanson populaire. Il en est ainsi du Chant de Guerre des Polonais de Nanterre sur l'air de La Carmagnole et du Ca ira, et à la Sorbonne, La Commune n'est pas morte d'Eugène Pottier est réactualisée façon "barricades de 1968", et sur l'air de Nos soldats à la Rochelle, on chante les émeutes de la rue Gay-Lussac et le jeu de la révolution... Mais les situationnistes ne se contentent pas de cette agitation contre-culturelle, aussi effective soit-elle, ils prennent pleinement part aux débats des assemblées générales et à l'ébauche de démocratie directe qui tente de s'installer à la Sorbonne. La fête révolutionnaire doit être totale, il s'agit d'être présent sur tous les plans. Dans le mouvement des occupations, les situationnistes cherchent la clé du passage de la grève sauvage générale vers la démocratie directe et l'autogestion, et dans la fête de rue, dans les émeutes, la poésie sans poèmes s'exprime comme jamais en France depuis la Commune de 1871.
Chapter 4 "Le dépassement de l'art dans la révolution" C - Le jeu de l'émeute et la passion de destructionPour l'I.S., la Commune de Paris est la plus grande fête du XIXème siècle. Une fête, au sens le plus subversif du terme, qui bouleverse totalement les normes sociales, qui libère la communication et engendre une nouvelle sociabilité. La fête situationniste, c'est la révolution authentique, une manifestation de joie autonome et créatrice, libérée des formes consacrées des fêtes autorisées, séparées de la vie quotidienne. La révolution a en elle le dépassement de l'art, sa suppression et sa réalisation dans le présent, en une situation émancipatrice. Si c'est dans cet objectif ultime d'accéder à une fête totale qui renverserait définitivement l'ordre des choses (et sa réification...) que les situationnistes se lancent dans la révolte passionnée de 1968, c'est aussi avec la conscience d'une légitimité évidente, qu'André Breton exprimait parfaitement : "Il n'est pas, en effet, de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l'irréparable, que la rébellion ne sert à rien. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu'elle a de modifier ou non l'état de fait qui la détermine. Elle est l'étincelle dans le vent, mais l'étincelle qui cherche la poudrière"[27]. Le mouvement de 1968 doit beaucoup aux situationnistes, on l'a vu, il leur doit aussi beaucoup de manière plus indirecte. Les situationnistes ont participé activement au mouvement et ont vécu des événements qu'ils auront amenés à se réaliser depuis une dizaine d'années auparavant. Debord écrira plus tard : "C'est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l'ordre du monde. Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoiqu'il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été"[28]. De manière indirecte, le mouvement de 1968 aura été profondément situationniste, rendant hommage à l'I.S. par des détournements qui n'ont pas toujours été remarqués comme tels ; d'abord, les pavés comme armes efficaces contre le pouvoir, ensuite, les arbres, les voitures, les tables de terrasses de café, etc., qui servent de barricades au milieu des rues. L'utilisation des couvercles de poubelles comme boucliers fut dans un premier temps ironique, pour parodier les C.R.S., avant de devenir sérieusement pratique pour se protéger des grenades lacrymogènes, des pavés et autres engins envoyés ou retournés par les forces de l'ordre. Les casques de chantier ou de moto servent de protection également, tout se détourne à l'avantage de la révolution. Et bien sûr, ce mois d'affrontement dans le Quartier Latin que les situationnistes connaissent bien, donne lieu à une longue dérive continue, inspirée par la connaissance psychogéographique de quelques-uns uns pour qui les ruelles du Vème arrondissement n'ont pas de secret. Le jeu situationniste se réalise dans l'insurrection, "le jeu total et la révolution de la vie quotidienne se confondent désormais"[29] en une gigantesque construction de situations. Les situationnistes en étaient arrivés quelques années avant à ne plus concevoir de poésie ou de révolution hors de ces fêtes prolétariennes qui annoncent elles-mêmes une vie sous le signe du plaisir et de la passion. Vaneigem écrit que "seule la passion du jeu est de nature à fonder une communauté dont les intérêts s'identifient à ceux de l'individu"[30] ; une sorte de communisme dont l'intérêt est l'émancipation de l'individu. "Le jeu insurrectionnel est inséparable de la communication"[31], aucun chef ni aucune autorité ne peuvent être tolérés. Autant de manifestations qui rejoignent l'idée de Novalis qui déplorait que la poésie porte un nom distinctif et que les poètes forment une corporation à part. C'est Tristan Tzara qui affirmait que la poésie pouvait exister en dehors du poème, ce sont les situationnistes et les milliers de révoltés de 1968 qui mettent en pratique cette théorie : la poésie dans la fête révolutionnaire, présente dans chaque pavé qui vole en direction de l'oppresseur et intrinsèquement en chaque participant sincère au mouvement. "Plaisirs" et "passions" deux mots essentiels dans le langage situationniste, ils sont également très utilisés par le pouvoir capitaliste pour glorifier son monde marchand (essentiellement par la publicité). Mais entre les plaisirs du renversement de perspective et les plaisirs de la consommation, entre la passion de la poésie et la passion de la marchandise, l'amalgame est impossible ; pour reprendre les termes de la révolutionnaire allemande Ulrike Meinhof, on fait partie du problème ou de la solution, entre les deux, il n'y a rien. Pour les situationnistes, le plaisir, c'est l'éloignement optimal de toute règle et de toute loi. Pour eux, "l'esprit ludique est la meilleure garantie contre la sclérose autoritaire. Rien ne résiste à la créativité armée"[32]. Pas de salut pour les classes prolétarisées sans émancipation réelle des plaisirs, celle-ci est inhérente à la révolution en permanence dans la vie quotidienne, pivot rationnel de toutes les passions (unité du rationnel et du passionnel). Ce qui réprime le plaisir sera détruit par le plaisir, par le déchaînement de l'activité ludique. Fourier remarquait qu'il faudrait plusieurs heures de travail à des ouvriers pour construire une barricade alors que ces mêmes ouvriers, transformés en émeutiers, la dressent en quelques minutes. La comparaison est valable en mai 1968, notamment quand on considère la vitesse avec laquelle les émeutiers dépavent les rues, la disparition du travail forcé coïncide avec l'exaltation de l'activité insurrectionnelle. Dans internationale situationniste #9, la nécessité de faire s'effondrer totalement la société est affirmée sans ambiguïté, "nous ne pouvons construire que sur les ruines du spectacle"[33], d'où le renversement, la destruction de ce qui détruit l'individu, la violence institutionnelle de l'Etat retournée contre lui-même. Bakounine disait que la passion de destruction pouvait être une passion créatrice, en évoquant les émeutes du 10 au 11 mai René Viénet affirme que "jamais la passion de la destruction ne s'était montrée plus créatrice"[34], chacun reconnaissant dans l'élévation des barricades la réalité de ses désirs. "Du plaisir de créer au plaisir de détruire, il n'y a qu'une oscillation qui détruit le pouvoir"[35]. En 1871, pendant plus de deux mois, Paris est assiégé par les classes opprimées. La fête révolutionnaire s'étend dans le vandalisme quotidien des représentations architecturales du pouvoir. Les Tuileries, la Cour des Comptes, le Palais Royal, le Ministère des Finances, l'Hôtel de Ville et de nombreux autres bâtiments sont incendiés partiellement ou totalement, surtout pendant la "semaine sanglante" durant laquelle les Versaillais reprennent Paris d'assaut. Pour l'I.S., la Commune est la plus belle réalisation d'un urbanisme révolutionnaire, "s'attaquant sur le terrain aux signes pétrifiés de l'organisation dominante de la vie, reconnaissant l'espace social en terme politique, ne croyant pas qu'un monument puisse être innocent"[36]. Il lui aura manqué l'audace de s'emparer de la Banque de France (probablement à cause du mythe, encore bien présent dans la population, de la propriété et du vol), et l'esprit, encore marginalisé, de la désacralisation de l'art et des monuments "historiques". L'anecdote des incendiaires venus, aux derniers jours de la Commune, pour détruire la cathédrale Notre Dame, et qui se heurtent au bataillon armé des artistes de la Commune, est instructive à plusieurs niveaux : d'abord à un niveau stratégique (réduit à un acte désespéré de dernière minute), et au niveau de l'organisation de la Commune (par corporations...), mais surtout au niveau de l'acte en lui-même. Ces artistes communards avaient-ils raison de défendre un lieu de culte religieux au nom de valeurs esthétiques permanentes (officielles et rétrogrades), suivant l'esprit conservateur des musées, alors que les pétroleurs traduisaient par cet acte de démolition leur défi complet à une société qui, dans la défaite imminente des révolutionnaires, rejetait toute leur vie au néant et au silence ? Pour les situationnistes, ces artistes ont agi en spécialistes, en conservateurs de l'aliénation déjà existante. Mai 1968 n'ira pas aussi loin que la Commune de Paris (en ce qui concerne le vandalisme et la destruction du pouvoir urbain de la ville), mais nul doute que les situationnistes seront loin de désapprouver les saccages de commissariats de police ou de la Bourse de Paris... Pour les situationnistes, le tabou de la violence n'a pas lieu d'être. Dans une période où l'on commence à parler de "peace and love" et de hippies, la jeunesse contestataire se révolte violemment sur plusieurs parties du globe. A la barbarie policière et militaire est opposée la violence révolutionnaire. Suivant le principe du détournement, les techniques et les armes employées par l'Etat sont retournées contre lui-même, les révolutionnaires sabotent la machine et leur jeu subversif est irrécupérable. "Où commence la violence révolutionnaire finit le réformisme"[37]. Wilhelm Reich estimait qu'il était bon de favoriser les explosions de colère chez les individus névrosés affectivement bloqués et musculairement hypertoniques. Les situationnistes pensent que ce type de névrose est extrêmement répandu, du fait du "mal de survie" imposé par l'aliénation sociale. Pour eux, l'explosion de colère la plus cohérente doit s'exprimer dans l'insurrection généralisée, la meilleure façon d'aboutir à une psychanalyse efficace... La violence insurrectionnelle des masses est vue par l'I.S. comme un aspect de la créativité du prolétariat, un éréthisme libérateur. Dans internationale situationniste #10, une longue analyse des émeutes d'août 1965 à Watts, quartier noir de Los Angeles, expose les théories situationnistes sur les révoltes populaires, le vandalisme et le pillage. Provoquées par de nombreuses années d'oppression et de mépris de la population noire, ces quelques journées d'émeutes spontanées poussent la police et l'armée américaines à cerner la révolte dans des combats de rue sanglants qui font plus de 30 morts, 800 blessés et 3000 emprisonnés. Les magasins sont pillés et incendiés, la révolte est totale ; à l'époque, l'I.S. est la seule organisation révolutionnaire, en France, qui donne raison aux insurgés. Cette révolte a une portée universelle, elle est une "révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise"[38], une révolte du lumpenprolétariat local prenant au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l'abondance. Les marchandises, objets exposés, abstraitement disponibles, sont appropriées massivement, par des individus qui veulent tout, tout de suite. Les Noirs américains pillent et récusent la valeur d'échange des produits marchands. Par le vol et le cadeau, les objets retrouvent leur valeur d'usage, le pillage exprime de manière désordonnée le principe anarchiste "à chacun selon ses besoins". Considéré comme "une réaction normale à la provocation marchande (voyez les inscriptions "offre gratuite", "libre-service", etc.)"[39], le pillage rejette le système économique et les besoins prédéterminés que celui-ci impose, et se déroule dans une panique festive, une sorte d'affirmation ludique de la destruction du monde du spectacle. Les supermarchés qui brûlent et toute sorte de vandalisme à l'encontre du monde marchand sont autant de manifestations contre la dictature de la consommation passive et l'urbanisme de la non-vie. Ainsi, déclenchée par des brutalités policières quotidiennes, la révolte noire américaine s'est étendue dans le quartier de Watts d'une colère antiraciste à un refus global du mode de vie aliéné de toute la société moderne. Cette analyse situationniste, unique en son genre en 1966, se retrouvera dans les quelques pillages et vitrines cassées de 1968, et surtout, de différentes façons, dans les pillages ouvertement politiques de la frange la plus extrémiste de l'après-68 ou dans le mouvement des auto-réductions en France et en Italie. En 1968, divers sursauts révolutionnaires ont lieu à travers le monde (en Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre, Tchécoslovaquie, Japon, Mexique, Etats-Unis, Amérique latine, Afrique, etc.). Les situationnistes, par le biais du Comité d'Occupation de la Sorbonne, ne se privent d'ailleurs pas d'envoyer des télégrammes dans différents pays d'Europe, en Chine et au Japon. De début mai à début juin, les affrontements entre révolutionnaires et C.R.S. sont quasi quotidiens. Au-delà du symbole des révolutions parisiennes, les barricades auront permis aux insurgés de tous bords de se protéger efficacement de la police, et de se sentir en confiance entre barricadiers (ce qui n'est pas un simple détail dans une société de concurrence et de suspicion). Hors de toute revendication, les émeutes des premiers jours de mai étaient tellement spontanées qu'on y entendait des jeunes chômeurs, des "blousons noirs" crier "La Sorbonne aux étudiants !". La poésie ne tarderait pas à dépasser la platitude des slogans des syndicats étudiants, et les "blousons noirs" politisés après quelques jours d'émeutes, investissaient la Sorbonne (les fameux "Katangais"). Dans son chapitre sur "la lutte dans la rue", René Viénet écrit dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, en évoquant la nuit du 10 au 11 mai : "Etaient présents un grand nombre de lycéens et de blousons noirs, et quelques centaines d'ouvriers. C'était l'élite : c'était la pègre. Beaucoup d'étrangers, et beaucoup de filles, participèrent à la lutte. Les éléments révolutionnaires de presque tous les groupes gauchistes s'y retrouvèrent ; notamment une forte proportion d'anarchistes (...), portant les drapeaux noirs qui avaient commencé à paraître dans la rue le 6 mai"[40]. Cette façon de se délecter de ce cosmopolitisme général et d'ironiser sur les termes "d'élite" et de "pègre" est révélateur du rôle totalement assumé qu'on donne aux émeutiers, ces poètes de la rue pour qui la population prend soudainement parti : "La population du quartier montra sa sympathie pour les émeutiers même qui brûlaient ses voitures : en leur offrant des vivres, en lançant de l'eau pour combattre l'effet des gaz, enfin en leur donnant asile"[41]. A considérer la totalité de l'Hexagone, la nuit la plus violente du mouvement est celle du 24 au 25 mai. La Bourse de Paris est partiellement incendiée, ainsi que trois des commissariats de la capitale. Les slogans criés sont ceux qu'on lit sur les murs, ceux de la poésie insurrectionnelle. "Pour la première fois depuis la Commune de 1871, et avec un plus bel avenir, l'homme individuel réel absorbait le citoyen abstrait"[42]. A Lyon, pendant les émeutes, un commissaire de police est écrasé par un camion lâché par les manifestants sur le pont Lafayette, à Toulouse des centaines de manifestants envahissent l'Hôtel de Ville, tandis que des barricades sont dressées dans la ville. A Nantes, paysans, ouvriers et étudiants s'affrontent à la police pendant une partie de la nuit. Le jeu révolutionnaire réalisé dans l'émeute est la critique en actes attendue par l'I.S., une pratique unitaire, fondamentalement antiautoritaire et libératrice des angoisses quotidiennes. Elle est une fin en soi du point de vue de la poésie mais son objectif est bien sûr la concrétisation de la révolution. Pour cela, les situationnistes ont misé sur un moyen qui est également une fin, indispensable pour l'expression sereine de la poésie révolutionnaire : l'autogestion généralisée. D 1 - L'autogestion généralisée, moyen et fin du dépassement de l'artSi la destruction totale du système en présence est un passage obligatoire pour les situationnistes vers le dépassement de l'art et la révolution, la perspective s'ouvre ensuite à l'ambition de construire la vie qui remplacera la survie et de bâtir un monde différent. En mai 1968, que ce soit pendant les manifestations et les émeutes ou pendant les occupations des locaux (notamment de la Sorbonne), les situationnistes ont toujours insisté sur les notions de démocratie directe et d'autogestion. Indispensable à la lutte, l'autogestion l'est également à la mise en place et au bon fonctionnement de la société future. Elle permet l'émancipation de l'individu vers l'autonomie, autrement dit si elle ne mène pas systématiquement à la création et à l'activité, elle ouvre bien la voie dans cette direction. Ainsi l'autogestion totale et généralisée est pour l'I.S. un moyen et une fin, une expérience continue qui doit devenir dans sa forme organisée et révolutionnaire, l'unique pouvoir : le pouvoir de l'individu sur sa propre personne qui est le pouvoir de tous dans la collectivité. "L'autogestion généralisée est l'organisation sociale du pouvoir reconnu à chacun sur sa vie quotidienne"[43]. Mettant la collectivité au service de l'individu, le principe de l'autogestion généralisée exige un changement qualitatif de la vie quotidienne, changement qui introduit complètement la question du dépassement de l'art, de la création de nouveau authentique. Un changement qui permet un éventail sans fin de possibilités d'évolution, sans autorité ni aliénation : une liberté à assumer, à vivre pleinement. Vaneigem pense que "la créativité individuelle accomplira ce que l'impératif n'a jamais pu réaliser collectivement. Telle est la base des assemblées d'autogestion généralisée"[44]. Si les émeutes de 1968 se sont bien évidemment déroulées dans l'absence totale de hiérarchie et d'autorité, le mouvement des occupations (de facultés et d'usines) n'a pas été exempt de diverses manipulations politiques. A la Sorbonne, la démocratie directe a été à peu près respectée jusqu'au 17 mai, au-delà, les organisations dites communistes révolutionnaires se sont emparées du Comité d'Occupation sans que celui-ci ne soit plus voté ni remis en question jusqu'au réinvestissement de la Sorbonne par la police le 16 juin... mais le Conseil pour le Maintien des Occupations, qui se met en place sur l'initiative des situationnistes dès le retrait de ceux-ci du comité d'occupation de la Sorbonne, réussit à entreprendre un programme autogestionnaire proche de celui des Conseils Ouvriers théorisé par Pannekoek et pratiqué en Allemagne pendant la révolution spartakiste. Le C.M.D.O. tient un discours d'extension de la lutte, il assure un nombre important de liaisons avec les usines occupées et les Comités d'action de province, et fait imprimer à près de 200 000 exemplaires des documents sur l'occupation de la Sorbonne et sur les Conseils Ouvriers (en plus de leurs affiches, comics, etc.), réelle expérience de démocratie directe, le C.M.D.O. est considéré rétrospectivement comme "ébauche d'une révolution "situationniste""[45], l'organisation conseilliste effective se situant nécessairement au départ de la révolution. L'autogestion, généralisée dans tous les domaines de la vie (pas seulement de l'économie), reste pour l'I.S. une condition essentielle à l'émancipation du prolétariat liée au dépassement de l'art. Dépassement qui ne s'accomplira que dans la construction libérée d'une nouvelle vie dans une nouvelle société. Après l'écroulement du mouvement à la fin juin 1968, l'I.S. ne tarde pas à affirmer que ce n'est que le commencement d'une époque : le pouvoir ayant pris un sacré coup, sa décrédibilisation affaisse l'aliénation et l'autorité qu'il impose à la population (ce qui est aussi valable pour le "pouvoir" de la bureaucratie communiste). C'est le moment pour des millions de grévistes de mai, pour les émeutiers de tous bords, de continuer la lutte engagée pour être les maîtres de leurs propres vies. L'émancipation ne viendra que d'eux-mêmes. D 2 - La fin de mai 1968, vers le dépassement de l'Internationale situationnisteDans le dernier numéro de sa revue, l'I.S. semble persuadée de l'amplification à venir des révoltes populaires. Dans la lignée du mouvement de mai 1968, mouvement insurrectionnel fortement imprégné des thèses situationnistes, le prolétariat désormais conscient de la révolution à faire va intensifier sa lutte dans une praxis révolutionnaire authentique. "Les ouvriers doivent devenir dialecticiens, et les travailleurs devront régler eux-mêmes tous leurs problèmes théoriques et pratiques"[46]. Certes, mai 1968 a marqué une extension frappante de l'intérêt suscité par l'I.S., mais celle-ci prévient le danger que représente la possibilité d'identification passive et spectaculaire à laquelle peut mener indirectement un tel mouvement. Les situationnistes se délectent de savoir que leurs livres sont les plus volés en librairie de l'année 1968 (il en est de même les années suivantes...), qu'on appelle "les situs" ceux qui sont assimilés aux révolutionnaires extrémistes adeptes du vandalisme, et dans le même temps ils demandent à ces "situs" de garder pour eux-mêmes (autrement dit pour le mouvement poético-prolétarien qui monte) ce qu'ils ont pu approuver de la critique situationniste (en tant que perspective et en tant que méthode) de ne pas y faire référence directement, de ne pas faire des membres de l'I.S. les leaders d'un mouvement qui doit être celui de tous. Le terme "situationniste", employé par l'I.S. dans un moment historique précis à des fins relativement précises également (que l'on peut déterminer aux dix années précédant mai 1968, sachant que lors de ce qui constitua un aboutissement des brèches du dépassement de l'art dans la révolution quotidienne de mai, le mot "situationniste" n'a pas été employé par l'I.S...), est depuis l'explosion sociale de mai abusivement approprié par certains "admirateurs" de l'I.S., qualifiés de "pro-situs" et de "contemplatifs", qui se trouvent au début des années 1970 jusqu'au sein même de l'I.S. Le contentement admiratif extérieur à l'I.S. a gangrené l'intérieur du groupe, dont la tendance à l'attitude auto-élogieuse inquiète certains d'entre eux. Une série de débats s'entame, mais si mai 1968 annonçait le dépassement de l'I.S. de manière positive, les problèmes internes de l'organisation situationniste l'approfondissent involontairement de manière très négative : une sorte de mauvaise blague du dépassement de l'I.S. par sa réalisation dans la révolte de mai 1968 et sa suppression dans l'accroissement de problèmes internes. L'I.S., en refusant les pratiques et les expressions traditionnelles de la politique et de l'art, a fasciné par le style particulier de contestation totale qu'elle a su créer : un vocabulaire spécifique et évolutif, une revue hors du commun, une utilisation fréquente du détournement (dans tous les domaines), une remise en question séduisante de la vie quotidienne (palpable lors du mouvement de mai 1968) dans le dépassement de l'art, etc. Elle a beaucoup apporté aux questionnements théoriques et pratiques sur l'art et sur la révolution, mais elle a manifestement été victime de la fascination postérieure à 1968 qu'elle a suscitée. Dès lors, pour les plus lucides des membres de l'I.S., la meilleure solution pour eux-mêmes comme pour le devenir du mouvement révolutionnaire issu de la tempête de mai, est l'auto-dissolution de l'I.S., son évaporation dans l'air du temps. Une façon exemplaire de se fondre dans la masse, de "devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins"[47], le meilleur moyen pour eux est bel et bien de rendre leurs thèses plus fameuses et se rendant eux-mêmes plus obscurs (moins "médiatiques") de 1969 à la fin de l'I.S. en 1972, et plus encore après. C'est ainsi que la dissolution même de l'I.S. peut être vue comme une de ses plus importantes contributions au mouvement révolutionnaire et à la perspective du dépassement de l'art dans l'autonomie de l'individu. Dans l'acte de suicide de l'I.S., Debord et Sanguinetti renvoient les contemplatifs "pro-situs" à la réalité et souhaitent que " l'époque se terrifie elle-même en s'admirant pour ce qu'elle est"[48]. Mai 1968 et le dépassement de l'I.S. sont deux éléments constitutifs du commencement d'une époque : le renouvellement du mouvement révolutionnaire. Dans le même temps, la fin d'une autre époque, celle du pouvoir, n'est pas encore achevée.
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Footnotes[1] Internationale situationniste, La Véritable scission dans l'Internationale (Paris, Champ Libre, 1972), p.13 [2] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.124 [3] K. Marx & F. Engels, L'Idéologie allemande, op. cit., p.54 [4] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.253 [5] Internationale situationniste #8, op. cit., p.27 [6] Ibid [7] Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne (Paris, Gallimard, 1968), p.360 [8] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.32 [9] De la misère en milieu étudiant..., op. cit., p.55 [10] Internationale situationniste #11, op. cit., p.31 [11] in Eliane Brau, Le Situationnisme ou la nouvelle Internationale (Paris, éd. Debresse, 1968), p.152 [12] in Jean-Pierre Duteuil, Nanterre 1965-66-67-68, vers le Mouvement du 22 mars (Mauléon, Acratie, 1988), p.126 [13] in Marie-Claire Lavabre & Henri Rey, Les Mouvements de 1968 (Florence, Casterman-Giunti, 1998), p.103 [14] Internationale situationniste #12, op. cit., p.7 [15] Ibid, p.3 [16] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.285 [17] Potlatch #5, 20 juillet 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.42 [18] Internationale situationniste #12, op. cit., p.6 [19] Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.272 [20] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.348 [21] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.258 [22] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.134 [23] Pascal Dumontier, Les situationnistes et mai 68, théorie et pratique de la révolution (Paris, éd. Ivrea, 1995), p.137 [24] La rage au ventre, in Des Tracts en Mai 68 (Paris, Champ Libre, 1978), p.229 [25] in Mathilde Niel, Le Mouvement étudiant ou la Révolution en marche (Paris, Le Courrier du Livre, 1968), p.71 [26] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.75 [27] André Breton, Arcane 17, op. cit., p.98 [28] Guy Debord, Oeuvres cinématographiques, 1952-1978, op. cit., p.261 [29] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., pp.333-334 [30] Vaneigem, ibid, pp.336-337 [31] Ibid, p.337 [32] Ibid, p.338 [33] Internationale situationniste #9, op. cit., p.25 [34] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.57 [35] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.152 [36] G. Debord & A. Kotanyi & R. Vaneigem, Sur la Commune, 1962, in Internationale situationniste #12, op. cit., p.110 [37] Section italienne de l'Internationale situationniste, Ecrits complets, 1969-1972, op. cit., p.129 [38] Internationale situationniste #10, op. cit., p.4 [39] Ratgeb, De la grève sauvage à l'autogestion généralisée, op. cit., p.29 [40] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.59 [41] Viénet, ibid [42] Ibid, p.135 [43] Ratgeb, De la grève sauvage à l'autogestion généralisée, op. cit., p.91 [44] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.53 [45] Internationale situationniste, La Véritable scission dans l'Internationale, op. cit., p.17 [46] Internationale situationniste #12, op. cit., p.94 [47] Internationale situationniste, La Véritable scission dans l'Internationale, op. cit., p.79 [48] Internationale situationniste, ibid, p.80
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