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Essay

La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art

by Thomas Genty


Chapter 1 "Une critique de l'art inscrite dans les realites sociales"

"Messieurs les artistes, foutez-nous donc la paix, vous êtes une bande de curés qui veulent encore nous faire croire à Dieu"

Francis PICABIA, Jésus-Christ Rastaquouère, 1920 (Paris, éd. Allia, 1996 ; p.45).

A 1 - L'Internationale situationniste, fondation et idées de base

En 1954, dans Potlatch , l'Internationale lettriste (dont les futurs situationnistes Michèle Bernstein, Guy Debord et Mohamed Dahou) aborde l'idée principale qui va déterminer le programme situationniste : la construction de situations, qui "sera la réalisation continue d'un grand jeu délibérément choisi"[1], laquelle est inséparable d'une critique du comportement et des rapports humains, de l'urbanisme et de ses ambiances. On parle déjà de réinventer de façon permanente l'attraction souveraine que l'utopiste du début du XIXème siècle, Charles Fourier, désignait dans le libre jeu des passions.

De leur côté, les artistes du M.I.B.I. (Jorn, Constant, ainsi que plusieurs italiens) s'attachent à une pratique expérimentale de l'art et réfléchissent quant à la nécessité d'un urbanisme libérateur, un urbanisme unitaire (dans le même état d'esprit, la notion de psychogéographie est approfondie à Londres). Il semble alors logique qu'à la suite des congrès d'Alba et de Cosio d'Arroscia, les représentants les plus radicaux de l'Internationale lettriste, du M.I.B.I. et du Comité Psychogéographique de Londres finissent par se réunir en une seule organisation : l'Internationale situationniste. Le principal document préparatoire à la fondation de l'I.S. est le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale de Guy Debord, ouvert par la volonté d'une praxis révolutionnaire prometteuse : "Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées. Notre affaire est précisément l'emploi de certains moyens d'action et la découverte de nouveaux, plus facilement reconnaissables dans le domaine de la culture et des múurs, mais appliqués dans la perspective d'une interaction de tous les changements révolutionnaires"[2]. A partir d'un bilan des avant-gardes artistiques passées, ce rapport exprime les perspectives essentielles de l'I.S. et annonce son identité particulièrement radicale : "Notre action sur le comportement, en liaison avec les autres aspects souhaitables d'une révolution dans les múurs, peut se définir sommairement par l'invention de jeux d'une essence nouvelle"[3]. Debord met en avant l'idée d'un règne futur de la liberté et du jeu, "l'application de cette volonté de création ludique doit s'étendre à toutes les formes connues de rapports humains et par exemple, influencer l'évolution historique de sentiments comme l'amitié et l'amour"[4], le dépassement de l'art dans la vie quotidienne se jouera dans les constructions de situations, leur recherche et leur expérimentation. "Ce qui change notre manière de voir les rues est plus important que ce qui change notre manière de voir la peinture"[5]. Debord développe également le concept de spectacle, fondamental dans la critique situationniste, mais le Rapport sur la construction des situations... se limite à dénoncer la passivité du spectateur et le principe grandissant de non-intervention (base du spectacle). La construction de situations devra d'ailleurs se réaliser hors du spectacle, au-delà du spectacle, elle ne commencera à se réaliser pleinement qu'après l'écroulement complet de cette notion. L'antagonisme est posé, reste à le développer et à le résoudre.

 

A 2 - Les influences de l'Internationale situationniste et la question du "situationnisme"

On pourrait remonter loin, très loin, pour trouver les sources de la critique situationniste, notamment auprès des Cyniques grecs (Antisthène, Diogène et autres), de leur esthétique ludique et de leur liberté rebelle, mais les origines avouées et le plus fréquemment citées par les situationnistes se trouvent dans le dadaïsme. Sa puissance de négation (de tout en général, de l'art en particulier), sa volonté de révolutionner le monde en combattant l'idéalisme de l'art pour l'art et en détruisant et dissolvant la culture bourgeoise surannée, reflètent un état d'esprit dans lequel les situationnistes se retrouvent complètement. Dans son ouvrage La Société du Spectacle, Guy Debord écrira : "Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l'art moderne. Ils sont (...) contemporains du dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien ; et l'échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois historiquement liés et en opposition (...). Le dadaïsme a voulu supprimer l'art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l'art sans le supprimer"[6]. La reconnaissance situationniste du surréalisme reste marquée par l'évolution spécifique et agitée de ce mouvement : "Les créateurs du surréalisme qui avaient participé en France au mouvement Dada, s'efforcèrent de définir le terrain d'une action constructive, à partir de la révolte morale et de l'usure extrême des moyens traditionnels de communication marquées par le dadaïsme. Le surréalisme, parti d'une application poétique de la psychologie freudienne, étendit les méthodes qu'il avait découvertes à la peinture, au cinéma, à quelques aspects de la vie quotidienne"[7]. Les situationnistes se retrouvent dans cette démarche avant-gardiste et dans l'extrémisme de ses manifestes, notamment quand Breton écrit dans le Second Manifeste du Surréalisme que "l'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Qui n'a pas eu, au moins une fois, envie d'en finir de la sorte avec le petit système d'avilissement et de crétinisation en vigueur, a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon"[8]. Cette diatribe à double tranchant, sa révolte pure, instinctive et ultra violente, et sa conscience excédée mais lucide d'un monde en putréfaction, est certainement ce qu'il y a de plus intense dans l'histoire du surréalisme ; peu après, le surréalisme s'écroule pourtant dans des considérations lointaines et commerciales, passant même de la pratique de l'automatisme à l'occultisme traditionnel. C'est aussi sur cette base de l'automatisme, verbal ou graphique, que le lettrisme prend le flambeau du radicalisme d'avant-garde aux surréalistes, mais c'est justement ce qui poussera les jeunes lettristes à se scinder en Internationale lettriste... Le lettrisme est toutefois parti d'une opposition complète au mouvement esthétique connu, dont il analysait justement le dépérissement continu. C'est aussi dans l'erreur idéaliste de la conservation des disciplines esthétiques existantes que le lettrisme d'Isou stagne et ouvre la voie de l'expérimentation à l'Internationale lettriste. Celle-ci vise une nouvelle forme de vie, à construire par une certaine pratique de l'architecture, de l'agitation sociale, de l'expérimentation. Potlatch jouera un rôle prépondérant dans la formation de l'I.S. : "Instrument de propagande dans une période de transition entre les tentatives avant-gardistes insuffisantes et manquées de l'après-guerre et l'organisation de la révolution culturelle que commencent maintenant systématiquement les situationnistes, Potlatch a sans doute été en son temps l'expression la plus extrémiste, c'est-à-dire la plus avancée dans la recherche d'une nouvelle culture et d'une nouvelle vie"[9].

Les origines de l'I.S. se trouvent également dans Cobra et son Internationale des artistes expérimentaux, dans leur lutte contre tout formalisme et toute esthétique, "animés de la volonté ferme de mettre un terme à l'impuissance culturelle quasi généralisée et de consacrer leurs efforts au développement d'une nouvelle culture, dans une société nouvelle"[10]. La volonté des membres de Cobra de réaliser un authentique art populaire et leur intransigeance vis-à-vis des collaborateurs de la domination de classe par la culture institutionnelle se retrouvera dans l'I.S., bien que dans des termes différents. La continuation de Cobra dans le M.I.B.I., contre le fonctionnalisme, pour un urbanisme nouveau et l'expérimentation d'un art différent marquera la transition vers l'I.S.

Dadaïsme, surréalisme, lettrisme, qu'en est-il du situationnisme ? Georges Ribemont-Dessaignes précise en 1921 que "DADA n'est pas une école artistique et doit son extension à ce que son action s'exerce non seulement sur l'art, mais sur toutes les manifestations constructives humaines"[11]. En 1955, Debord et Wolman exposent leur position lettriste : "On a dû comprendre que notre affaire n'était pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire"[12]. Dans cette même lignée, les situationnistes ne sont pas des "maîtres", ils ne dirigent pas d'école. Et pour ne pas être une simple avant-garde, un moyen parmi d'autres est de ne pas se laisser cataloguer dans un nouvel "isme" que serait le "situationnisme". Les situationnistes insisteront sur ce point à de nombreuses reprises, affirmant qu'il n'y a pas de "situationnisme", pas de doctrine situationniste. Dans le premier numéro de la revue internationale situationniste, une dizaine de définitions des nouveaux termes employés par l'I.S. est publiée pour éviter tout malentendu :

"Situationniste : ce qui se rapporte à la théorie ou à l'activité pratique d'une construction de situations. Celui qui s'emploie à construire des situations. Membre de l'Internationale situationniste.

Situationnisme : vocable privé de sens, abusivement forgé par la dérivation du terme précédent. Il n'y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d'interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes"[13].

Confronté à une presse fervente de ces "ismes", Debord le répétera en juin 1960 dans internationale situationniste #4 : "Cela vaut-il la peine de le redire ? Il n'y a pas de "situationnisme". Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d'une tâche, qu'elle saura ou ne saura pas faire. Accepter la notion de dirigeant, même en direction collégiale, dans un projet comme le nôtre, signifierait déjà notre démission"[14]. "Il n'y a pas de situationnisme, ni d'úuvre d'art situationniste ni davantage de situationniste spectaculaire. Une fois pour toutes"[15].

L'I.S. a des influences, mais aussi une théorie et une pratique novatrices, alors pourquoi ne pas s'autoproclamer école d'avant-garde ? L'anarchiste individualiste Max Stirner assure, en 1844, dans son ouvrage L'Unique et sa propriété : "Si je base ma cause sur Moi, l'Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : j'ai basé ma cause sur rien"[16]. Cette dernière phrase ouvre et clôt l'ouvrage, niant immanquablement toute Idéologie. Evoquant cette même phrase, Asger Jorn estime que "fonder sa cause sur l'absurdité ou le hasard pur est un mot d'ordre d'une conséquence universelle dans le développement révolutionnaire de l'humanité (...). Fonder sa cause sur rien veut dire établir une cause sans cause, c'est-à-dire bouleverser l'ancien ordre de cause à effet, et établir l'effet, ou l'acte pur, comme origine de toutes causes ou établissements de relations causales"[17]. L'I.S. s'apparente à cette autonomie totale de pensée : "Nous avons fondé notre cause sur presque rien : l'insatisfaction et le désir irréductibles à propos de la vie"[18]. Ce "rien", c'est la puissance de contestation libérée, la volonté inhérente du dépassement, de vivre autre chose, autrement.

 

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