La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art |
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Chapter 2 "L'experimentation d'une pratique artistique ŕ contre-courant"
A 1 - Abolir les frontières entre l'art et la vieComment briser la séparation entre art et vie ? Pour l'I.S., les temps de l'art sont révolus, l'objectif est de réaliser l'irréalisable : un art vivant, qui n'obéit à aucune norme esthétique, présent à tous les niveaux de la vie. Les situationnistes s'engagent dans une construction de situations nouvelles dans la vie quotidienne, basée sur le jeu. L'urbanisme et l'environnement quotidien sont des cadres primordiaux à travailler pour bouleverser la "pauvreté" de la vie aliénée : la dérive, ballade spontanée dans la ville au hasard des plaisirs donnés par les rues et leur architecture, est la première expérience pratique vers cette remise en question. Le détournement des arts conventionnels par des moyens de dévalorisation ou de modification de sens, dans le but d'accélérer la décomposition de l'art et de la société, constitue la pratique la plus utilisée par les situationnistes, de la peinture détournée d'Asger Jorn aux bandes dessinées dont les bulles deviennent des lieux d'expression politique et révolutionnaire à la fin des années 1960, en passant bien sûr par le cinéma dont l'importance grandissante dans la culture contemporaine ne pouvait lui éviter les affres situationnistes. Ces thèmes seront développés un à un dans ce chapitre. Pour l'I.S., l'art doit cesser d'être un rapport sur les sensations, pour devenir une organisation directe de sensations supérieures. Il y a là un lien étroit avec la transvaluation nietzschéenne, la volonté de puissance et d'épanouissement de Zarathoustra : "Vivre comme j'en ai envie ou ne pas vivre du tout"[1]. Pour les situationnistes, il s'agit de produire eux-mêmes, hors de toute convention commerciale et esthétique, hors de tout asservissement : la création au sens le plus libéré du terme. Les arts traditionnels, les "beaux-arts" et la littérature ont été usés à fond et sont devenus incapables d'aucune révélation. Pour Constant, ces arts sont liés à une attitude mystique et individualiste, ce qui les rend inutilisables pour l'I.S., qui se doit d'inventer de nouvelles techniques dans tous les domaines (visuels, oraux, psychologiques,...) et de les unir dans une même activité complexe, totale. La direction principale que prend l'I.S. dans ce but est celle du jeu, du plaisir ludique. A 2 - Le Jeu, l'esthétique ludique de l'Internationale situationnisteSans s'attacher à aucune norme esthétique, l'I.S. se montre, de par sa rupture avec l'aliénation de la vie quotidienne, possesseur d'une esthétique ludique tout à fait particulière et novatrice (à défaut d'"esthétique", on pourrait parler d'"éthique" ludique). Ne pas travailler, refuser tout patron et toute activité aliénante comme toute passivité et tout ennui, les situationnistes ont en commun cette volonté de vivre pleinement, sans la peur de l'illégalité et de la conspiration. Le manifeste de l'Internationale lettriste ne le cachait pas : "Plusieurs de nos camarades sont en prison pour vol, nous nous élevons contre les peines infligées à des personnes qui ont pris conscience qu'il ne fallait absolument pas travailler (...), les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la terreur"[2]. La révolution permanente situationniste, vécue au jour le jour, c'est d'abord le mépris des contraintes imposées par un pouvoir qui pour eux ne sera jamais légitime. C'est aussi l'anéantissement de la division entre le travail imposé et les loisirs passifs, la libération du jeu garantie dans son autonomie créative et la non-exploitation de l'homme par l'homme. Le jeu situationniste se distingue par la conception classique du jeu par la négation radicale des caractères ludiques de compétition et par l'envie de ne plus considérer le jeu comme étant séparé de la vie quotidienne, comme un passe-temps du week-end, exception isolée et provisoire. Chez les situationnistes, le jeu n'en apparaît pas moins distinct d'un choix moral : la prise de parti pour ce qui assure la souveraineté du jeu et de la liberté. Cette prise de parti n'est évidemment pas anodine, notre monde étant cerné par les lois et les interdits. Souvenons-nous qu'autrefois, l'Eglise brûlait les prétendus sorciers pour mieux réprimer les tendances ludiques et primitives, conservées dans les fêtes populaires. Ces fêtes sont aujourd'hui perverties par le spectacle de la consommation (elles n'existent plus que dans les fausses fêtes de Dax, de Bayonne et d'ailleurs, ou dans les pseudo-canarvals maîtrisés par la mairie et la police) et les activités artistiques et ludiques véritables sont classées dans la criminalité et se retrouvent inévitablement dans la semi-clandestinité. Refusant de se placer en spécialistes du jeu, d'entreprendre une doctrine théorique qui ne serait qu'une idéologie de plus, les situationnistes sont décidés à se donner les moyens d'expérimenter de nouveaux jeux rompant avec l'aliénation de la vie quotidienne, préparant les possibilités ludiques à venir. Dans cette perspective historique, les situationnistes n'agissent pas en dehors de l'éthique, de la question du sens de la vie et de la révolution : "Pareils à Marx qui a déduit une révolution de la science, nous déduisons une révolution de la fête... Une révolution sans fête n'est pas une révolution. Il n'y a pas de liberté artistique sans le pouvoir de la fête... Nous exigeons avec le plus grand sérieux les jeux"[3]. Il voient la conception la plus collective du jeu dans la création commune d'ambiances ludiques choisies : la construction de situations, qui fait d'eux des situationnistes. B 1 - La construction de situations"Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes"[4]. Ainsi se clôt la bande son du premier film de Guy Debord, dans sa période lettriste en 1952, Hurlements en faveur de Sade. Déjà, Debord annonce dans son film que "les arts futurs seront des bouleversements de situations ou rien"[5] tandis que la voix de Wolman explique qu'"une science de situations est à faire qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l'urbanisme et à la morale. Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations"[6]. Au départ, la construction de situations est l'idée centrale de l'I.S. : construction concrète d'ambiances momentanées de la vie transformées par une qualité passionnelle supérieure à ce que l'on attend d'ordinaire, les situationnistes entendent bouleverser les comportements quotidiens par cette pratique du changement volontaire et de l'inattendu. La situation construite est définie dans le premier numéro d'internationale situationniste comme "moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l'organisation collective d'une ambiance unitaire et d'un jeu d'événements"[7]. Si la situation construite est forcément collective par sa préparation et son déroulement, si dans la période d'expérimentation des rôles peuvent être attribués pour une préparation plus effective de la situation, il ne faut pas croire qu'il s'agit là d'une continuation du théâtre, ni même de son remplacement. "Visiblement le principal domaine que [les situationnistes veulent] remplacer et accomplir est la poésie, qui s'est brûlée elle-même à l'avant-garde de notre temps, qui a complètement disparu"[8]. La situation construite est vue dans sa liaison avec la réalité comme une série d'ambiances multiples mêlées à la vie, les moments construits en "situations" sont considérés comme les moments de rupture avec la morosité de la vie quotidienne, les révolutions dans la vie quotidienne individuelle. "Fédérer les instants, les alléger de plaisir, en dégager la promesse de vie, c'est déjà apprendre à construire une "situation""[9]. Intégrée dans la perspective d'une reconstruction globale de la vie, la construction de situations comme construction d'une vie passionnante est l'oeuvre d'art à venir. Ainsi, la création en tant que résultat importe moins que le processus qui engendre l'oeuvre, que l'acte de créer. La construction de situations intervenant dans l'espace et dans le temps, son rôle vis-à-vis de la psychogéographie et de la formation d'un urbanisme unitaire sera loin d'être négligeable. "Construisez vous-mêmes une petite situation sans avenir"[10] titrait un tract pré-situationniste sur les murs des quartiers de Paris considérés comme psychogéographiquement favorables par les lettristes, en 1955. Nous verrons un peu plus loin ce qu'il en est. B 2 - La pratique du scandaleDebord a toujours présenté ses débuts dans la subversion culturelle et artistique au début des années 1950 avec les lettristes comme étant émaillés de petits scandales : proclamer l'achèvement de l'art, projeter de faire sauter la tour Eiffel, dire en pleine cathédrale que Dieu est mort, etc. La manière de vivre des lettristes radicaux, puis des situationnistes, est en elle-même un scandale. C'est là leur plus grande réussite. L'histoire de l'I.S. reste parsemée de scandales , dont les principaux sont ici répertoriés, depuis sa formation jusqu'à la fin de 1967 (la période de 1968 et plus étant en grande partie étudiée dans le chapitre IV). A Bruxelles, lors de l'exposition universelle de 1958, une assemblée générale des critiques d'art internationaux se réunit, les situationnistes diffusent une adresse à cette assemblée (signée au nom de l'I.S. par Khatib, Korun, Platschek, Debord, Pinot-Gallizio et Jorn) ; ce tract évoque le monde de la décomposition dont les critiques d'art en question font partie intégrante, puis passe à l'attaque : "Disparaissez, critiques d'art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! c'est en vain que vous montez le spectacle d'une fausse rencontre. Vous n'avez rien en commun qu'un rôle à tenir ; vous avez à faire l'étalage dans ce marché, d'un des aspects du commerce occidental : votre bavardage confus et vide sur une culture décomposée (...). Dispersez-vous, morceaux de critiques d'art, critiques de fragments d'arts. C'est maintenant dans l'I.S. que s'organise l'activité artistique unitaire de l'avenir. Vous n'avez rien à dire"[11]. La quasi-totalité des critiques d'art invités ont connaissance du contenu du tract, grâce à divers moyens de diffusion entrepris par les situationnistes présents sur place. Les critiques d'art font alors appel à la police pour éviter le scandale, ce dernier a lieu malgré le silence relatif de la presse, et le belge Walter Korun se trouve sous le coup de poursuites judiciaires pour son activité dans cette manifestation. Après l'offense envers les fameux critiques d'art, l'I.S. s'attaque indirectement au grand Art sacré. En juin 1958, un jeune peintre milanais, Nunzio Van Guglielmi, endommage très légèrement un tableau de Raphaël (Le Couronnement de la Vierge) en collant sur le verre qui le protégeait une pancarte manuscrite vantant la révolution et décriant le gouvernement clérical par deux slogans on ne peut plus simples. Il est aussitôt arrêté, déclaré fou et interné à l'asile de Milan sans aucune contestation extérieure. Seule l'I.S. réagit par un tract largement diffusé en Italie et à travers l'Europe : "Nous voulons attirer l'attention sur le fait que l'on interprète un geste hostile à l'Eglise et aux valeurs culturelles mortes des musées comme une preuve suffisante de folie. Nous soulignons le péril que constitue un tel précédent pour tous les hommes libres et pour tout le développement culturel et artistique à venir. La liberté est d'abord dans la destruction des idoles"[12]. Le tract réclame la libération du jeune peintre... Celui-ci est libéré fin juillet, et accepte de se faire photographier à genoux et priant devant la Vierge de Raphaël, adorant d'un seul coup l'art et la religion qu'il avait malmenés précédemment. L'I.S. n'hésita pas à diffuser un second tract, déplorant ce subit et médiatique changement d'opinion. Le scandale est plus politique encore quand dans l'ambiance de la guerre froide et dans l'équilibre de la terreur qui domine la politique mondiale du début des années 1960, les situationnistes vont mettre le doigt sur l'incroyable développement des abris antiatomiques durant cette période. D'abord avec un texte intitulé "Géopolitique de l'hibernation" publié dans internationale situationniste #7 en avril 1962, puis surtout avec une manifestation très singulière, organisée en juin 1963 au Danemark sous la direction de J.V. Martin. Dénonçant la survie planifiée des abris, comme résumé souterrain de l'urbanisme concentrationnaire qui s'étale en surface, et comme renforcement de la passivité générale, l'I.S. trouve le prétexte d'un nouveau scandale : la réédition clandestine du tract anglais "Danger ! Official secret - R.S.G.6" qui révèle le plan et la fonction de l'abri gouvernemental régional no.6 (R.S.G.6). Ce tract est diffusé massivement, dans un décor (aménagé dans une galerie d'art à Odense) consistant en la reconstitution d'un abri antiatomique, suivie dans une autre pièce par l'exposition de cartographies thermonucléaires exécutées par J.V. Martin (détournement du pop-art, esquissant une représentation de plusieurs régions du globe à différentes heures d'une hypothétique troisième guerre mondiale) et d'anti-tableaux faits de détournement de soldats de plomb, de plâtre et de cheveux, par Michèle Bernstein. Une brochure trilingue (danois-français-anglais) y est distribuée, dans laquelle se trouvent les reproductions des oeuvres exposées et un texte de Guy Debord intitulé "Les situationnistes et les nouvelles formes d'action dans la politique ou l'art". Ce texte évoque l'unification de l'art et de la politique, leur dépassement... Le scandale s'explique à différents niveaux : dans l'ambiance atypique du lieu (assimilable à la situation construite), dans les révélations politiques que la manifestation représente, dans l'exposition anti-artistique qui sera qualifiée par la presse spécialisée de nouvel art dégénéré, et dans le texte de Debord qui ambitionne le dépassement de l'art dans la révolution quotidienne et sociale. D'autres scandales éclateront dans les années suivantes, à commencer par celui de l'Université de Strasbourg en 1966, où l'agitation situationniste et la brochure De la misère en milieu étudiant... marqueront les prémices du grand mouvement social de mai 1968 (cf. chapitre IV).
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