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La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art

Published in La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art Septembre 1998


Chapter 1 "Une critique de l'art inscrite dans les realites sociales"

"Messieurs les artistes, foutez-nous donc la paix, vous êtes une bande de curés qui veulent encore nous faire croire à Dieu"

Francis PICABIA, Jésus-Christ Rastaquouère, 1920 (Paris, éd. Allia, 1996 ; p.45).

A 1 - L'Internationale situationniste, fondation et idées de base

En 1954, dans Potlatch , l'Internationale lettriste (dont les futurs situationnistes Michèle Bernstein, Guy Debord et Mohamed Dahou) aborde l'idée principale qui va déterminer le programme situationniste : la construction de situations, qui "sera la réalisation continue d'un grand jeu délibérément choisi"[1], laquelle est inséparable d'une critique du comportement et des rapports humains, de l'urbanisme et de ses ambiances. On parle déjà de réinventer de façon permanente l'attraction souveraine que l'utopiste du début du XIXème siècle, Charles Fourier, désignait dans le libre jeu des passions.

De leur côté, les artistes du M.I.B.I. (Jorn, Constant, ainsi que plusieurs italiens) s'attachent à une pratique expérimentale de l'art et réfléchissent quant à la nécessité d'un urbanisme libérateur, un urbanisme unitaire (dans le même état d'esprit, la notion de psychogéographie est approfondie à Londres). Il semble alors logique qu'à la suite des congrès d'Alba et de Cosio d'Arroscia, les représentants les plus radicaux de l'Internationale lettriste, du M.I.B.I. et du Comité Psychogéographique de Londres finissent par se réunir en une seule organisation : l'Internationale situationniste. Le principal document préparatoire à la fondation de l'I.S. est le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale de Guy Debord, ouvert par la volonté d'une praxis révolutionnaire prometteuse : "Nous pensons d'abord qu'il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées. Notre affaire est précisément l'emploi de certains moyens d'action et la découverte de nouveaux, plus facilement reconnaissables dans le domaine de la culture et des múurs, mais appliqués dans la perspective d'une interaction de tous les changements révolutionnaires"[2]. A partir d'un bilan des avant-gardes artistiques passées, ce rapport exprime les perspectives essentielles de l'I.S. et annonce son identité particulièrement radicale : "Notre action sur le comportement, en liaison avec les autres aspects souhaitables d'une révolution dans les múurs, peut se définir sommairement par l'invention de jeux d'une essence nouvelle"[3]. Debord met en avant l'idée d'un règne futur de la liberté et du jeu, "l'application de cette volonté de création ludique doit s'étendre à toutes les formes connues de rapports humains et par exemple, influencer l'évolution historique de sentiments comme l'amitié et l'amour"[4], le dépassement de l'art dans la vie quotidienne se jouera dans les constructions de situations, leur recherche et leur expérimentation. "Ce qui change notre manière de voir les rues est plus important que ce qui change notre manière de voir la peinture"[5]. Debord développe également le concept de spectacle, fondamental dans la critique situationniste, mais le Rapport sur la construction des situations... se limite à dénoncer la passivité du spectateur et le principe grandissant de non-intervention (base du spectacle). La construction de situations devra d'ailleurs se réaliser hors du spectacle, au-delà du spectacle, elle ne commencera à se réaliser pleinement qu'après l'écroulement complet de cette notion. L'antagonisme est posé, reste à le développer et à le résoudre.

 

A 2 - Les influences de l'Internationale situationniste et la question du "situationnisme"

On pourrait remonter loin, très loin, pour trouver les sources de la critique situationniste, notamment auprès des Cyniques grecs (Antisthène, Diogène et autres), de leur esthétique ludique et de leur liberté rebelle, mais les origines avouées et le plus fréquemment citées par les situationnistes se trouvent dans le dadaïsme. Sa puissance de négation (de tout en général, de l'art en particulier), sa volonté de révolutionner le monde en combattant l'idéalisme de l'art pour l'art et en détruisant et dissolvant la culture bourgeoise surannée, reflètent un état d'esprit dans lequel les situationnistes se retrouvent complètement. Dans son ouvrage La Société du Spectacle, Guy Debord écrira : "Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l'art moderne. Ils sont (...) contemporains du dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien ; et l'échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois historiquement liés et en opposition (...). Le dadaïsme a voulu supprimer l'art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l'art sans le supprimer"[6]. La reconnaissance situationniste du surréalisme reste marquée par l'évolution spécifique et agitée de ce mouvement : "Les créateurs du surréalisme qui avaient participé en France au mouvement Dada, s'efforcèrent de définir le terrain d'une action constructive, à partir de la révolte morale et de l'usure extrême des moyens traditionnels de communication marquées par le dadaïsme. Le surréalisme, parti d'une application poétique de la psychologie freudienne, étendit les méthodes qu'il avait découvertes à la peinture, au cinéma, à quelques aspects de la vie quotidienne"[7]. Les situationnistes se retrouvent dans cette démarche avant-gardiste et dans l'extrémisme de ses manifestes, notamment quand Breton écrit dans le Second Manifeste du Surréalisme que "l'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Qui n'a pas eu, au moins une fois, envie d'en finir de la sorte avec le petit système d'avilissement et de crétinisation en vigueur, a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon"[8]. Cette diatribe à double tranchant, sa révolte pure, instinctive et ultra violente, et sa conscience excédée mais lucide d'un monde en putréfaction, est certainement ce qu'il y a de plus intense dans l'histoire du surréalisme ; peu après, le surréalisme s'écroule pourtant dans des considérations lointaines et commerciales, passant même de la pratique de l'automatisme à l'occultisme traditionnel. C'est aussi sur cette base de l'automatisme, verbal ou graphique, que le lettrisme prend le flambeau du radicalisme d'avant-garde aux surréalistes, mais c'est justement ce qui poussera les jeunes lettristes à se scinder en Internationale lettriste... Le lettrisme est toutefois parti d'une opposition complète au mouvement esthétique connu, dont il analysait justement le dépérissement continu. C'est aussi dans l'erreur idéaliste de la conservation des disciplines esthétiques existantes que le lettrisme d'Isou stagne et ouvre la voie de l'expérimentation à l'Internationale lettriste. Celle-ci vise une nouvelle forme de vie, à construire par une certaine pratique de l'architecture, de l'agitation sociale, de l'expérimentation. Potlatch jouera un rôle prépondérant dans la formation de l'I.S. : "Instrument de propagande dans une période de transition entre les tentatives avant-gardistes insuffisantes et manquées de l'après-guerre et l'organisation de la révolution culturelle que commencent maintenant systématiquement les situationnistes, Potlatch a sans doute été en son temps l'expression la plus extrémiste, c'est-à-dire la plus avancée dans la recherche d'une nouvelle culture et d'une nouvelle vie"[9].

Les origines de l'I.S. se trouvent également dans Cobra et son Internationale des artistes expérimentaux, dans leur lutte contre tout formalisme et toute esthétique, "animés de la volonté ferme de mettre un terme à l'impuissance culturelle quasi généralisée et de consacrer leurs efforts au développement d'une nouvelle culture, dans une société nouvelle"[10]. La volonté des membres de Cobra de réaliser un authentique art populaire et leur intransigeance vis-à-vis des collaborateurs de la domination de classe par la culture institutionnelle se retrouvera dans l'I.S., bien que dans des termes différents. La continuation de Cobra dans le M.I.B.I., contre le fonctionnalisme, pour un urbanisme nouveau et l'expérimentation d'un art différent marquera la transition vers l'I.S.

Dadaïsme, surréalisme, lettrisme, qu'en est-il du situationnisme ? Georges Ribemont-Dessaignes précise en 1921 que "DADA n'est pas une école artistique et doit son extension à ce que son action s'exerce non seulement sur l'art, mais sur toutes les manifestations constructives humaines"[11]. En 1955, Debord et Wolman exposent leur position lettriste : "On a dû comprendre que notre affaire n'était pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire"[12]. Dans cette même lignée, les situationnistes ne sont pas des "maîtres", ils ne dirigent pas d'école. Et pour ne pas être une simple avant-garde, un moyen parmi d'autres est de ne pas se laisser cataloguer dans un nouvel "isme" que serait le "situationnisme". Les situationnistes insisteront sur ce point à de nombreuses reprises, affirmant qu'il n'y a pas de "situationnisme", pas de doctrine situationniste. Dans le premier numéro de la revue internationale situationniste, une dizaine de définitions des nouveaux termes employés par l'I.S. est publiée pour éviter tout malentendu :

"Situationniste : ce qui se rapporte à la théorie ou à l'activité pratique d'une construction de situations. Celui qui s'emploie à construire des situations. Membre de l'Internationale situationniste.

Situationnisme : vocable privé de sens, abusivement forgé par la dérivation du terme précédent. Il n'y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d'interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes"[13].

Confronté à une presse fervente de ces "ismes", Debord le répétera en juin 1960 dans internationale situationniste #4 : "Cela vaut-il la peine de le redire ? Il n'y a pas de "situationnisme". Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d'une tâche, qu'elle saura ou ne saura pas faire. Accepter la notion de dirigeant, même en direction collégiale, dans un projet comme le nôtre, signifierait déjà notre démission"[14]. "Il n'y a pas de situationnisme, ni d'úuvre d'art situationniste ni davantage de situationniste spectaculaire. Une fois pour toutes"[15].

L'I.S. a des influences, mais aussi une théorie et une pratique novatrices, alors pourquoi ne pas s'autoproclamer école d'avant-garde ? L'anarchiste individualiste Max Stirner assure, en 1844, dans son ouvrage L'Unique et sa propriété : "Si je base ma cause sur Moi, l'Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : j'ai basé ma cause sur rien"[16]. Cette dernière phrase ouvre et clôt l'ouvrage, niant immanquablement toute Idéologie. Evoquant cette même phrase, Asger Jorn estime que "fonder sa cause sur l'absurdité ou le hasard pur est un mot d'ordre d'une conséquence universelle dans le développement révolutionnaire de l'humanité (...). Fonder sa cause sur rien veut dire établir une cause sans cause, c'est-à-dire bouleverser l'ancien ordre de cause à effet, et établir l'effet, ou l'acte pur, comme origine de toutes causes ou établissements de relations causales"[17]. L'I.S. s'apparente à cette autonomie totale de pensée : "Nous avons fondé notre cause sur presque rien : l'insatisfaction et le désir irréductibles à propos de la vie"[18]. Ce "rien", c'est la puissance de contestation libérée, la volonté inhérente du dépassement, de vivre autre chose, autrement.

 

Chapter 1 "Une critique de l'art inscrite dans les realites sociales"

B 1 - L'art comme marchandise

Marx pensait que la production capitaliste était hostile à l'art (en ce sens qu'il ne pouvait se l'accaparer). Le XXème siècle nous a démontré le contraire en conciliant allègrement art et capitalisme par divers moyens (de l'organisation de l'industrie du tourisme par les suites de grandes expositions coordonnées par les grands musées du monde capitaliste, aux ventes aux enchères d'oeuvres d'art de renommée dont le but est forcément de battre le record de vente...). Ce qui, finalement, est une grande preuve d'hostilité... L'art transformé en marchandise, les théories de Marx sur le fétichisme inhérent au monde marchand s'avèrent d'autant plus exactes pour l'art que celui-ci reste adulé car parfois "inestimable" du point de vue financier. Marx explique que dans le monde religieux, "les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production"[19]. La valeur d'échange devient la valeur fondamentale de l'art, on assiste à la constitution d'une esthétique du spectacle dont l'argent et la plus-value sont les paramètres premiers. Avec cette orientation de l'art, comment s'étonner de la non-autonomie de l'artiste et de son expression ? Le sens de celle-ci n'est plus maîtrisé par l'artiste lui-même, celui-ci peut s'évertuer à en donner les explications qu'il veut, ça n'est pas lui qu'on prend en compte. Dans "La fin de l'économie et la réalisation de l'art", Asger Jorn écrit que "la monnaie est la marchandise complètement socialisée, indiquant la mesure de valeur commune à tout le monde..."[20], selon lui, "la monnaie est l'oeuvre d'art transformée en chiffres"[21]. Face à cela, il ne souhaite que la victoire de la révolution sociale pour que le communisme (antiautoritaire) réalisé soit l'oeuvre d'art transformée en totalité de la vie quotidienne... D'ici là, l'art se montre, s'expose et se vend. Jamais on a autant parlé de culture, les lieux de reconnaissance des arts sont rentables, ils se multiplient. L'heure est au grand brassage de vent (et de billets verts). Les situationnistes publient leur hostilité à tous les marchands d'art, devant les propositions de ceux-ci (notamment quant aux peintures de Jorn, celui-ci démissionnant de l'I.S. en avril 1961 pour éviter ses propres contradictions en tant que situationniste). Raoul Vaneigem, dans son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, s'en prend à ce "pauvre" Bernard Buffet, dont le nom est mis en évidence publicitaire. Grâce à cette obsession médiatique, le médiocre dessinateur est transformé en peintre célèbre. "La manipulation sert à fabriquer des dirigeants comme elle fait vendre une lotion capillaire. Cela signifie aussi qu'un nom célèbre n'appartient plus à celui qui le porte. Sous l'étiquette Buffet, il n'y a qu'une chose dans un bas de soie. Un morceau de pouvoir"[22]. Ainsi l'oeuvre d'art est devenue une marchandise, l'art devient de plus en plus une branche de l'activité économique ; les artistes sont réifiés et classifiés comme marchandises au même titre que leur production, le sens de celle-ci n'est plus de leur ressort, leur valeur non plus.

B 2 - L'art au service du pouvoir

Dans ses Etudes Théorétiques, Nietzsche écrit que "la civilisation ne peut jamais provenir que de la signification unifiante d'un art ou d'une oeuvre d'art"[23]. Un demi-siècle plus tard, les dadaïstes affirment en une sorte de parallèle cynique : "la raisonnable constatation du monde, voilà la besogne congénitale des peintres... C'est pourquoi les peintres sont des gens vertueux et des fades imbéciles"[24]. L'art et la société s'entrecoupent, ne tolèrent pas de bouleversement radical et se complaisent à se congratuler mutuellement. Comprendre cela, c'est comprendre une bonne partie de l'histoire de l'art, l'art ayant toujours dépendu de la politique.

Les principes du spectacle, la passivité et la non-intervention, sont plus que conseillés aux artistes de notre monde. "Individuellement, les artistes de l'époque moderne qui ne sont pas simples reproducteurs de mystifications admises, sont tous plus ou moins rejetés en marge de la vie sociale. Ceci parce qu'ils se trouvent obligés de poser, même à travers des moyens illusoires ou fragmentaires, la question de la signification de cette vie, la question de son emploi ; alors qu'elle reste sans signification, se trouve dépourvue de tout emploi licite autre qu'une consommation passive. Par nature donc, ils signalent les mauvaises conditions d'un monde inhabitable. Et leur exclusion personnelle de ce monde, par la séparation confortable ou bien par l'élimination tragique, se produit, pour ainsi dire, naturellement"[25]. La répression sociale, consciente et organisée, s'abat plus fortement sur les groupes d'avant-garde dont la force critique est décuplée en comparaison à celle d'un individu isolé. Pourtant, les contrôleurs de la culture et de l'information se contentent le plus souvent d'organiser solidement le silence, la non-valorisation des expériences subversives. Le contrôle de la culture comme contrôle social passe aussi par l'architecture, et surtout, par l'urbanisme. Bien avant que ne soient admis publiquement les scandales de la destruction du Paris populaire et de la construction en banlieue de cités-dortoirs pour prolétaires, les situationnistes dénonçaient la politique antisociale d'urbanisme qui sévissait en France.

Dès 1954, dans Potlatch, la construction de taudis pour parer à la crise du logement est ouvertement critiquée : "On ne peut qu'admirer l'ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter toute rupture d'harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les plans servent aux quatre coins de France. Le ciment armé est leur matériau préféré"[26]. Les oeuvres architecturales de ces "artistes" mettent en pratique les normes de la pensée et de la civilisation occidentale du XXème siècle.

Le Corbusier en prend inévitablement pour son grade, "nettement plus flic que la moyenne, il construit des cellules unités d'habitation, il construit une capitale pour les Népalais, il construit des ghettos à la verticale, des morgues pour un temps qui en a bien l'usage, il construit des églises"[27]. Digne successeur d'Haussmann, Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue.

L'intensité et la forme de l'urbanisation de l'espace influencent plus qu'on ne le croit la conscience humaine. Dans les grandes villes, la symphonie des couleurs, des bruits, des odeurs et des formes, est une expression de la civilisation et de l'intelligence de l'humanité, mais c'est en même temps le cadre et le soutien matériel qui régularisent la vie sociale. En 1961, l'I.S. évoque ce que l'on appelle alors la crise de l'urbanisme ; la "pathologie des grands ensembles", l'isolement affectif des gens qui y vivent, le développement de réactions violentes de ras-le-bol traduisent selon eux le fait que le capitalisme moderne commence à modeler un peu partout son propre décor. "Cette société construit [à l'aide de ses artistes-architectes], avec les villes nouvelles, le terrain qui la représente exactement, qui réunit les conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement ; en même temps qu'elle traduit dans l'espace, dans le langage clair de l'organisation de la vie quotidienne, son principe fondamental d'aliénation et de contrainte. C'est de là également que vont se manifester avec le plus de netteté, les nouveaux aspects de sa crise"[28]. L'urbanisme aux mains de l'Etat, du pouvoir, n'est plus qu'idéologie, au sens de Marx. L'architecture n'est plus que marchandise au même titre que le Coca-Cola, dont l'enseigne rouge flamboyante orne une partie des murs de notre environnement... L'urbanisme, comme idéologie spectaculaire, est le révélateur à un niveau quotidiennement visible de la même aliénation qui concerne l'art en général.

L'art, instrument de l'Etat, semble en rupture avec la réalité sociale. Pour les artistes reconnus et médiatisés, il est un privilège ; pour les spectateurs, il est une illusion. L'autre séparation, dont l'importance n'est pas négligeable, est celle concernant les spectateurs eux-mêmes : d'une part, le public "éduqué", amateur d'art moderne, dont l'avantage est d'être peu important numériquement pour se placer en spécialistes de l'art ; d'autre part, le "peuple", dont la sensibilité déformée par l'aliénation (due au labeur quotidien, essentiellement) ne reçoit pas le langage hermétique de ce grand art. On a imposé pour le peuple des noms comme Buffet, et bientôt, le cinéma (et plus largement, le "divertissement"). On assiste à un "clivage entre l'art minoritaire, art d'élite, et l'art majoritaire, art des masses ; le premier, authentique, le deuxième, frelaté et banal"[29]. Encore que l'authenticité de l'art "minoritaire" soit plus que discutable concernant l'art contemporain. Il l'est moins concernant l'art des siècles précédents, mais c'est alors la façon dont il est perçu qui est séparée de façon similaire.

L'art est un enjeu de pouvoir, d'appartenance à une élite, il permet l'accession à la reconnaissance sociale en tant qu'artiste mais peut-être plus encore en tant que connaisseur-spécialiste de l'art.

L'intellectuel agit efficacement dans la conservation des rôles, de la séparation et du mépris envers la population prolétarisée. "L'intellectualité parle le langage de la castration. Il suffit d'écouter la plupart des conversations. Ce ne sont qu'ordres intimés ou suggérés, rapports de police, réquisitoires de procureurs, panégyriques d'avocats. Dans le ferraillement verbal du prestige et de l'intérêt, avoir le dernier mot ne dissimule même plus qu'on a la dernière des vies"[30]. Sur cette maîtrise d'un monde artificiel et humiliant, Michèle Bernstein écrit dans une vaste critique du film L'Année dernière à Marienbad de Resnais (qu'il était de bon ton d'apprécier) : "on terrorise les gens en leur disant : prouvez vous-mêmes que vous êtes intelligents, et au courant, en trouvant tout seul pourquoi diable notre film est beau !"[31]. Mais cette attitude péremptoire des spécialistes de l'art et de sa production marque aussi un certain manque de contrôle sur le sens des oeuvres proposées (on trouve le même symptôme dans l'art contemporain), serait-ce un signe de décomposition culturelle et artistique ?

La fonction intellectuelle comme intelligence ôtée aux désirs de vie est le propre des intellectuels, l'I.S. appelle les "intellectuels révolutionnaires" à abandonner les débris de leur culture décomposée et à chercher à vivre eux-mêmes d'une façon révolutionnaire. Cet anticonformisme sans équivoque de l'I.S. poussera toute la presse à hurler avec les loups et à publier de nombreux textes anti-situationnistes, souvent falsificateurs (des grands quotidiens français aux magazines d'art, en passant par les revues de sociologie ou celles des avant-gardes molles du moment, tout le monde y va de ses quelques lignes anti-situationnistes).

 

Chapter 1 "Une critique de l'art inscrite dans les realites sociales"

B 3 - L'échec des avant-gardes et la récupération de l'art

L'art en concordance avec le pouvoir établi n'a pas toujours été du goût de tout le monde, plusieurs tentatives avant-gardistes de subversion ont eu lieu, souvent avant que leurs critiques et leurs productions se retournent contre elles. Pourquoi ? peut-être déjà parce que l'avant-garde, terme emprunté au vocabulaire militaire, entretient avec la troupe et l'arrière-garde des rapports de collaboration. On reste dans une démarche de continuation, et non de rupture.

L'expérience dadaïste a réussi à éviter ce piège puisqu'elle marquait une négation complète de la totalité du monde de l'art. Fonctionnalisme, expressionnisme, abstraction de Kandinsky à Picasso, tout était à combattre, non sans explications. "Dada déclencha, à la fin de la première guerre mondiale, l'attaque la plus exempte de compromis contre la culture conventionnelle. Mais les mécanisme de défense usuels opérèrent bientôt, les produits de "l'anti-art" furent cérémonieusement encadrés et suspendus à côté de "l'école d'Athènes"; Dada fut soumis à la castration des fichiers, et fut bientôt inhumé en sûreté dans les manuels d'histoire, tout à fait comme une autre école artistique. Le fait est qu'alors que Tristan Tzara et alii pouvaient dénoncer justement le chancre du corps politique, pouvaient tourner les projecteurs de la satire vers les hypocrisies à balayer, ils n'avaient pas avancé une solution de remplacement créative à l'ordre social existant. Qu'aurions-nous fait après avoir peint une moustache à la Joconde ? Aurions-nous réellement désiré que Gengis Khan utilisât le Louvre comme écurie pour ses chevaux ; et puis après ?"[32].

Le surréalisme, plus "positif" et productif que le dadaïsme, tomba facilement dans les ficelles du système ; Breton , lui-même, par ses excès d'autorité et d'idéalisme, sombra dans l'autosatisfaction. Mais la majeure partie de la récupération du surréalisme est dans l'actualité de l'art d'après-guerre, dans ce que Pollock doit à Ernst et Masson, dans l'inflation des imitateurs de Chirico ou Magritte... On peut lire dans le premier numéro d'internationale situationniste que "pour leur plus grande part, les nouveautés picturales sur lesquelles on a attiré l'attention depuis la dernière guerre sont seulement des détails, isolés et grossis, pris secrètement dans la masse cohérente des apports surréalistes"[33]. Les surréalistes ne répondant que très peu aux inspirations falsifiées de ces nombreux artistes en quête de réussite, l'I.S. se charge de réagir tout en remarquant que "l'ennui est la réalité commune du surréalisme vieilli"[34].

Concernant le lettrisme, le messianisme d'Isou a annoncé sa perte assez tôt (scission dès 1952 avec la création de l'Internationale lettriste), mais Jorn note aussi que "bien que l'ensemble du mouvement lettriste ait tenu quelque temps le rôle d'une réelle avant-garde dans une époque donnée, la poésie onomatopéique qui en fut la première manifestation, venant plus de vingt ans après Kurt Schwitters [et l'Ursonate], n'avait évidemment rien d'expérimental"[35]. La prétention des lettristes "conservateurs" (dont le maître est Isou) à être totalement novateurs, tout en stagnant, est caractéristique des avant-gardes finissantes.

Ceux de l'I.S. qui étaient d'anciens membres de Cobra se sont trouvés confrontés dès 1958 à une tentative flagrante de récupération : "une sorte de conspiration tend à lancer un nouveau mouvement d'avant-garde, qui a la particularité d'être fini depuis sept ans"[36], (Cobra a existé de 1948 à 1951). En effet, le succès commercial de Jorn ou Constant a "incité d'autres artistes à produire artificiellement la version réchauffée d'un néo-Cobra, correspondant au goût de l'élite culturelle dominante pour les mouvements en reflux"[37]. L'I.S. elle-même, dans sa production initiale, fut confrontée à des contradictions notables avec la peinture industrielle de Pinot-Gallizio. Les limites de celle-ci (cf. chapitre II) ont permis à certains critiques d'art italiens d'en donner une interprétation tronquée proche de la métaphysique et/ou de l'esthétique dominante ; et malgré la production énorme de rouleaux issus de cette peinture industrielle, les galeries d'exposition ne manquèrent pas de considérer chaque rouleau comme un grand tableau à commercialiser. La volonté de désaliénation de la peinture industrielle se situant en échec total, Pinot-Gallizio est exclu de l'I.S. en juin 1960. Pour l'I.S., la question de sa propre récupération se pose alors sérieusement, la nécessité de bien comprendre ce phénomène se fait sentir, l'I.S. réaffirme son opposition formelle à la culture conventionnelle, y compris dans son état le plus moderne.

Intéressons-nous maintenant à cette notion de "récupération". Ce terme, lancé très tôt par les situationnistes, concerne le danger que représente l'intégration, consciente ou non, au monde de la décomposition culturelle. Il sera repris par les plus radicaux de la révolte parisienne de mai 1968, craignant (à juste titre) l'accaparement de la lutte par les organisations syndicales et politiciennes.

"L'idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives, et les diffuse largement après stérilisation. Elle réussit même à se servir des individus subversifs : morts, par le truquage de leurs oeuvres ; vivants, grâce à la confusion idéologique d'ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tient commerce"[38]. Par cette normalisation, les contrôleurs du jugement et de la vente de l'art assimilent l'authentique subversion de l'art officiel à n'importe quelle production complaisante qui passe pour l'objet d'un réel mouvement novateur. Les tenants de l'art officiel s'évertuent systématiquement à ne voir dans la subversion volontaire, chez certains poètes ou artistes, qu'une simple et toujours anecdotique déviance idéologique, pour ne prendre en compte que leur style, la "forme" de leur expression, le but étant d'épurer le contenu de leur art pour le rendre politiquement superficiel.

Exemple caractéristique, la question de la spontanéité et de l'automatisme, mise en avant par les dadaïstes puis par les surréalistes, dans le but d'une libération de soi comme mode d'être de la créativité individuelle, avec la conscience claire de la poésie est dénaturée par l'action painting dans les années 1940 (à commencer par le dripping de Pollock). La spontanéité ainsi isolée est cataloguée dans les moyens spectaculaires d'exprimer l'art moderne. Au lieu de constituer une expérience immédiate, une conscience du vécu authentique, la spontanéité est réifiée.

Dans L'homme unidimensionnel, Herbert Marcuse constate que "les défenseurs de la culture de masse trouvent ridicule qu'on puisse protester contre l'emploi de Bach comme musique de fond dans la cuisine, contre la vente des oeuvres de Platon, de Hegel, de Shelley, de Baudelaire, de Marx et de Freud, au drugstore. Ils insistent sur le fait que les classiques ont quitté le mausolée et sont revenus à la vie, le fait qu'ainsi le public est éduqué. C'est vrai, mais s'ils reviennent à la vie comme classiques, ils revivent comme autres qu'eux-mêmes, ils sont privés de leur force antagonique, de leur étrangeté qui était la dimension même de leur vérité. Le but et la fonction de ces oeuvres ont donc fondamentalement changé. Si à l'origine, elles étaient en contradiction avec le statu quo, cette contradiction a maintenant disparu"[39]. Marcuse explique que si la culture a été ainsi "démocratisée", c'est pour mieux cacher le fossé qu'il y a entre cette idéologie de la démocratie et sa réalité. L'intégration des vérités taboues au monde de la marchandise les rend anecdotiques et massivement inoffensives. "La domination a sa propre esthétique et la domination démocratique a une esthétique démocratique. C'est une bonne chose que la plupart des gens puissent disposer des arts simplement en tournant le bouton d'un appareil ou en pénétrant dans un drugstore. Mais à travers cette diffusion, les arts deviennent les rouages d'une machine culturelle qui remodèle leur contenu"[40]. Si Raoul Vaneigem relativise ces propos quant à la récupération des artistes, il n'en étend pas moins par la suite l'analyse critique de Marcuse : "En vérité, sauf dans l'académisme, l'artiste ne succombe pas intégralement à la récupération esthétique. Sacrifiant son vécu immédiat pour la belle apparence, l'artiste, et quiconque essaie de vivre est artiste, obéit aussi au désir d'accroître sa part de rêves dans le monde objectif des autres hommes. En ce sens, il assigne à la chose créée la mission d'achever sa propre réalisation individuelle dans la collectivité. La créativité est par essence révolutionnaire. La fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d'agitation, les musées d'appels insurrectionnels ; l'histoire les conserve si bien dans le jus de leur durée qu'on en oublie de les voir ou de les entendre. Et c'est ici que la société de consommation agit soudain comme un dissolvant salutaire. L'art n'érige plus aujourd'hui que des cathédrales en plastique. Il n'y a plus d'esthétique qui, sous la dictature du consommable, ne disparaisse avant d'avoir connu ses oeuvres maîtresses. L'immaturé est la loi du consommable (...). Bernard Buffet, Georges Mathieu, Alain Robbe-Grillet, Pop Art et Yé-Yé s'achètent les yeux fermés aux grands magasins du Printemps"[41].

L'I.S. a la volonté de changer l'emploi de la vie, d'utiliser des concepts d'origine artistique de façon non-artistique, elle a donc l'obligation d'éviter les pièges que lui tendent ceux qui ont intérêt à les transformer en artistes convenables. Quoiqu'il arrive, aucune oeuvre artistique (des beaux-arts) exécutée par un membre de l'I.S. ne sera étiquetée "situationniste" (dans le cas contraire, ce serait la porte ouverte aux considérations de l'I.S. comme simple avant-garde artistique), toutes seront même qualifiées d"'anti-situationnistes". Tandis que les avant-gardes précédentes se présentaient en affirmant l'excellence de leurs principes, de leurs méthodes et de leurs oeuvres, l'I.S. se présente comme la première organisation artistique fondée sur le constat de l'insuffisance radicale des oeuvres permises, comme la première organisation artistique dont "la signification, le succès ou l'échec ne pourront être jugés qu'avec la praxis révolutionnaire de son temps"[42]. Alexander Trocchi confirme que, de toute façon, "l'art ne peut avoir de signification vitale pour une civilisation qui élève une barrière entre la vie et l'art, et collectionne des produits artistiques comme des dépouilles d'ancêtres à vénérer"[43].

Cette civilisation qui semble se désagréger, les situationnistes veulent la détruire sans se tromper de chemin : "Nous ne voulons pas travailler au spectacle de la fin du monde mais à la fin du monde du spectacle"[44]. L'expression de "décomposition" doit alors être développée. Les situationnistes lui inaugurent un nouveau sens, la définition est donnée telle qu'elle : "Processus par lequel les formes culturelles traditionnelles se sont détruites elles-mêmes, sous l'effet de l'apparition de moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures. On distingue, entre une phase active de la décomposition, démolition effective des vieilles superstructures - qui cesse vers 1930 -, et une phase de répétition qui domine depuis. Le retard dans le passage de la décomposition à des constructions nouvelles est lié au retard dans la liquidation révolutionnaire du capitalisme"[45].

Debord estime que la décomposition est le stade suprême de la pensée bourgeoise, perdu dans la confusion systématique de la crise de la culture moderne. L'espoir d'une poussée des forces révolutionnaires lui fait croire que la fin de l'idéologie en décomposition est proche. Les troubles de mai 1968 lui donneront raison, mais en partie seulement car le pouvoir restera en place...

Au niveau de l'art, la décomposition s'étend rapidement au début des années 1960 par l'amoncellement de pseudo-ready-made dadaïstes élargis : biographies et expositions de peintres imaginaires, par Max Aub et Max Strack ; ballets sans thème ni chorégraphie, sans décor ni musique, d'Harry Kramer ; exposition d'ordures de Jerry Brown ; exposition parisienne de déchets assemblés par neuf "nouveaux-réalistes" ; tableaux-cibles peints à la carabine par Nicki de Saint-Phalle ; imitation de la machine à peinture industrielle de Pinot-Gallizio par un jeune artiste dans la cour du Louvre ; machine autodestructrice de Tinguély ; machine "inutile" de Richard Grosser ; et surtout, la sensation pour chacun d'entre eux de la découverte d'un concept neuf et exceptionnel. "Tous retuent des cadavres qu'ils déterrent, dans un no man's land culturel dont ils n'imaginent pas l'au-delà"[46]. La décomposition semble à son apogée, mais le reste du XXème siècle ira plus loin encore avec ses artistes travaillant sur le virtuel, le prolongement de l'esthétique du vide et de la non-vie (ne parlons même pas de l'étendue fantastique des mass media ou de la publicité devenue référence culturelle et artistique). Dans tous les domaines, la décomposition est une valeur marchande ; en tant que conscience du pourrissement des valeurs institutionnelles, elle a une place primordiale dans la stratégie de la vente, la propagande de la confusion laisse perplexe et, à bien y réfléchir, il est difficile de s'y retrouver, la pensée de la population est censée se fragmenter. Le simple exercice de l'esprit critique devient impossible, chaque jugement est totalement partiel, se référant à des débris de systèmes d'ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimentaux personnels. La décomposition semble l'emporter. L'I.S. veut pousser ce monde à la décomposition totale, autodestructrice, pour que les spectateurs désintéressés de ce monde atteignent ce que Schopenhauer appelait la jouissance du beau, le vrai plaisir artistique dans les détails de la vie quotidienne (ce à quoi les situationnistes ajoutent celui de la totalité de la vie quotidienne). Ce même Schopenhauer, qui déplore qu'entre la douleur et l'ennui, la vie oscille sans cesse, nous mène à la question du réel bouleversement esthétique et de celle de l'art sans propriétaire car propriété de toutes et tous.

B 4 - La nécessité d'un bouleversement esthétique total

Le questionnement d'une ouverture vers un art du peuple n'est pas franchement nouveau, mais concrètement, historiquement, on ne connaît pas d'art prolétarien. Le concept même s'est égaré dans la propagande pseudo-communiste du réalisme socialiste stalinien. Le prolétaire étant lui-même conditionné par la culture bourgeoise (ou bureaucrate, à l'Est), il se trouve transformé en produit de l'organisation capitaliste du monde, sa sensibilité est manipulée et les portes de sa potentialité artistique sont difficiles à forcer. Il est même enclin à ne plus se sentir concerné par la culture et l'art, formés hors de sa participation et de son contrôle. "Le peuple [c'est-à-dire les classes non-dominantes] ne peut que se trouver illusoirement concerné par les sous-produits spécialement destinés à sa consommation : toutes les formes de publicité et propagande spectaculaires en faveur de modèles de comportement, et de produits disponibles"[47], massivement préfabriqués.

Pourtant, "ce qui a été appelé "l'art moderne" des ses origines au XIXème siècle jusqu'à son épanouissement dans le premier tiers du XXème siècle, a été un art contre la bourgeoisie"[48]. La crise de l'art contre laquelle lutte l'I.S. est la conséquence indirecte de la crise du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière (qui croît dans l'entre-deux-guerres) et l'attachement actuel de l'art au spectacle est la conséquence logique du perfectionnement du capitalisme.

L'art dans le spectacle est le prolongement somme toute logique du destin de l'oeuvre d'art : la contemplation (on a cru qu'elle pouvait être suivie de plaisir authentique, voire de réflexion), la non-intervention, la passivité affirmée dans les musées et autres lieux de consommation de l'art. Pour l'I.S., cette démarche est nuisible, résoudre quelque problème posé par une idée de beauté préexistante est obsolète. Dans un premier temps, l'art et la liberté sont dans la destruction des idoles, des idées préconçues et conventionnelles. Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale, et contre l'art conservé, l'I.S. est une organisation du moment vécu, immédiat. L'I.S. se veut, en effet, intransigeante sur ses positions et sur la participation active de chacun de ses membres au sein du groupe. Debord écrivait dans Les Lèvres nues en 1955 que la première des déficiences morales était l'indulgence sous toutes ses formes. Pour lui, il vaut mieux changer d'amis que d'idées, en conséquence, l'I.S. (comme le mouvement surréaliste en son temps), connaît de nombreuses exclusions. Pour les mêmes raisons, les collaborations avec l'extérieur seront rares, ce qui est le moyen le plus sûr de ne pas se compromettre (les artistes convoitant l'I.S. pour glisser leurs oeuvres personnelles dans des constructions d'ambiance situationniste furent nombreux, tous furent confrontés à des refus sans conditions). Les tentatives de récupération, ou les calomnies dont l'I.S. sera l'objet, la mènera à cette réputation plutôt justifiée de groupe offensant, à l'insulte facile (il faut croire que la radicalité de la critique situationniste s'exprime aussi dans la pratique de l'injure...).

Visant un bouleversement esthétique total, l'attitude et le style de l'I.S. s'en ressentent. D'inspiration dadaïste et surréaliste, l'I.S. pousse à l'extrême la négation du monde de l'art, de la société spectaculaire-marchande et de ses représentants.

Dans le but traditionnel de l'esthétique, il y a la prétention d'éternité donnée aux oeuvres d'art considérées comme étant déterminantes dans l'histoire de l'art. Le but des situationnistes, inversement, est dans la participation immédiate à une abondance passionnelle de la vie, dans la fin de l'asservissement, de la réification et du fétichisme.

L'artiste étant en ces temps confronté à un vide culturel absolu (la décomposition), à une absence d'esthétique, de conscience et de style de vie, l'art officiel ne saurait tarder à dévoiler sa faillite aux yeux de tous. On ne peut plus réaliser l'art qu'en le supprimant, une façon d'atteindre le stade ultime du dépassement de l'esthétique.

C La mort de l'art, amorce de son dépassement...

Le "dépassement" nous vient de l'Aufhebung de Hegel, le dépassé étant supprimé par ce qui le dépasse, mais aussi conservé sous une autre forme, plus "élevée". L'I.S. se déploie dans cette dialectique de la réalisation et de la suppression en un même mouvement. Dada a supprimé l'art sans le réaliser, le surréalisme l'a réalisé sans le supprimer, l'I.S. se donne comme objectif la suppression et la réalisation simultanées, aspects inséparables d'un même dépassement de l'art.

L'art, entièrement absorbé par une civilisation de résignation et de réification, n'a d'autre destination que le tombeau. A la formule de Nietzsche, "Dieu est mort", Dada ajoutait, en reprenant l'idée de Hegel : "L'art est mort". Les situationnistes, dont le style et l'esprit se situent quelque part au milieu de ces trois-là, refusent toute expression artistique, unilatérale et stockée sous forme de marchandise, qui exprime la cohérence de la décomposition et de son passé. L'art appartenant au passé, son dépassement est à entreprendre, par la critique, mais également par des expérimentations propres à l'I.S. "La fin de la créativité tolérée - la fin de toutes les formes d'art - identifie désormais la passion de créer à la jouissance gratuite de la vie"[49], c'est dans la vie quotidienne que se joue l'art futur : "la révolution dans la vie quotidienne, brisant son actuelle résistance à l'historique (et à toute sorte de changement) créera des conditions telles que le présent y domine le passé, et que la part de créativité l'emporte toujours sur la part répétitive"[50]. Par une création propre à elle, l'I.S. exige l'expression de la totalité du pouvoir de la vie quotidienne contre le pouvoir hiérarchisé.

 

Footnotes

[1] Potlatch #7, 3 août 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957 (Paris, Gallimard, 1996), p.51

[2] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations..., op. cit., p.5

[3] Debord, ibid, p.18

[4] Ibid, pp.18-19

[5] Ibid, p.20

[6] Guy Debord, La Société du Spectacle (Paris, Gallimard, 1992), p.185

[7] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations..., op. cit., p.7

[8] André Breton, Manifestes du Surréalisme (Paris, Gallimard, 1979), p.74

[9] Potlatch #30, 15 juillet 1959, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.282

[10] Kroniek Van Kunst en Kultur #10/11, nov. 1949, in Documents relatifs à la fondation de l'Internationale situationniste, 1948-1957, op.cit., p.16

[11] Georges Ribemont-Dessaignes, Dada (Paris, éd. Ivrea, 1994), p.221

[12] Potlatch #22, 9 sept. 1955, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.186

[13] Internationale situationniste #1, Paris, juin 1958, p.13

[14] Internationale situationniste #4, Paris, juin 1960, p.33

[15] Internationale situationniste #7, Paris, avril 1962, p.27

[16] Max Stirner, L'Unique et sa propriété (Paris, éd. J-J. Pauvert, 1960), p.333

[17] Misère et Merveille, in Documents relatifs à la fondation de l'Internationale situationniste, 1948-1957, op.cit., p.454

[18] Internationale situationniste #8, Paris, janvier 1963, p.22

[19] Karl Marx, Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret (Paris, éd. Allia, 1995), p.13

[20] Internationale situationniste #4, op. cit., p.20

[21] Ibid, p.21

[22] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations (Paris, Gallimard, 1992), p.187

[23] Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe (Paris, Flammarion, 1991), p.114

[24] Georges Ribemont-Dessaignes, Dada, op. cit., p.257

[25] Internationale situationniste #6, Paris, août 1961, p.28

[26] Potlatch #3, 6 juillet 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.25

[27] Potlatch #5, 20 juillet 1954, in ibid, p.37

[28] Internationale situationniste #6, op. cit., p.8

[29] Adolfo Sanchez-Vasquez, Socialisation de la création ou mort de l'art, in L'homme et la société #26 (Paris, éd. Anthropos, oct. 1972), p.73

[30] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs (Bruxelles, éd. Labor, 1993), p.87

[31] Internationale situationniste #7, op. cit., p.43

[32] Internationale situationniste #8, op. cit., p.51

[33] Internationale situationniste #1, op. cit., p.3

[34] Ibid, p.6

[35] Internationale situationniste #5, Paris, décembre 1960, p.34

[36] Internationale situationniste #2, Paris, décembre 1958, p.4

[37] Jean-François Martos, Histoire de l'Internationale situationniste (Paris, éd. Ivrea, 1995), p.109

[38] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations..., op. cit., p.6

[39] Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel (Paris, éd. de Minuit, 1968), p.89

[40] Marcuse, ibid, p.90

[41] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.147

[42] Internationale situationniste #4, op. cit., p.5

[43] Internationale situationniste #8, op. cit., p.50

[44] Internationale situationniste #3, Paris, décembre 1959, p.8

[45] Internationale situationniste #1, op. cit., p.14

[46] Internationale situationniste #6, op. cit., p.13

[47] Internationale situationniste #9, Paris, août 1964, p.40

[48] Ibid

[49] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.39

[50] Internationale situationniste #6, op. cit., p.27

 

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