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Essay

La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l’art

by Thomas Genty


Chapter 2 "L'experimentation d'une pratique artistique à contre-courant"

D - Théorie et pratique du détournement

Si dans leur période Cobra, Jorn et Constant s'adonnent à la peinture abstraite contre l'abstraction, avec de nombreuses toiles aux titres antimilitaristes éloquents (en 1950, Jorn peint notamment Le droit de l'Aigle et Le pacte des prédateurs, et en 1951, Constant peint Terre brûlée, Colombe blessée ou L'attaque aérienne), avec l'I.S. il n'est pas question d'exécuter des toiles "situationnistes" mais d'utiliser la peinture à des fins situationnistes. En 1958, Constant pense qu'"aucune peinture n'est défendable du point de vue situationniste"[23], les artistes doivent avoir pour tâche d'inventer de nouvelles techniques et de nouvelles pratiques (utilisation de la lumière, du son, du mouvement, de manière générale tout ce qui peut influencer les ambiances, les constructions de situations), ou d'accélérer la décomposition du monde artistico-culturel contemporain ajoute Jorn. Pour cela, il se lance dans la peinture détournée : muni d'une vingtaine de toiles de "peinture pompier", il les détourne par quelques coups de pinceaux et utilise leur exquis mauvais goût pour dénoncer la pseudo-démocratisation de l'art qui n'est en fait qu'un élargissement du fossé entre spécialistes-connaisseurs et grand public. A l'occasion d'une exposition de ces tableaux en mai 1959 à Paris, il publie un texte sur la peinture détournée, dont la première partie est destinée "au grand public [et] se lit sans effort : soyez modernes, collectionneurs, musées. Si vous avez des peintures anciennes, ne désespérez pas. Gardez vos souvenirs mais détournez-les pour qu'ils correspondent à votre époque. Pourquoi rejeter l'ancien si on peut le moderniser avec quelques traits de pinceaux ? ça jette de l'actualité sur votre vieille culture. Soyez à la page, et distingués du même coup. La peinture, c'est fini. Autant donner le coup de grâce. Détournez. Vive la peinture"[24]. Après avoir nettement fustigé les spécialistes, les tenants du monde de l'art, le texte ouvre sa seconde partie aux "connaisseurs", insiste sur la fonction d'objet des oeuvres d'art, sur la valorisation de celles-ci dans leur devenir : "Notre passé est plein de devenirs (...). Le détournement est un jeu dû à la capacité de dévalorisation. Celui qui est capable de dévaloriser peut seul créer de nouvelles valeurs. Et seulement là où il y a quelque chose à dévaloriser, c'est-à-dire d'une valeur déjà établie, on peut faire une dévalorisation"[25]. Le détournement se révèle ainsi comme la négation de l'expression artistique conventionnelle et de son jugement institutionnel. Il accompagne ce qui est considéré par l'I.S. comme le mouvement d'autodestruction du monde de l'art : la décomposition de la culture dominante.

Les peintures modifiées de Jorn sont loin d'être la seule expérience du détournement situationniste, dans la même période on compte les sculptures modifiées de Constant, les films de Debord, ainsi que Fin de Copenhague et les Mémoires de Jorn et Debord. Fin de Copenhague et Mémoires sont des brochures composées d'éléments préfabriqués : fragments de textes tirés de périodiques par Debord, gravures et dessins publicitaires, récupérés et assemblés par Jorn, le tout étant réuni et tacheté de drippings faisant allusion à l'expressionnisme abstrait, tout puissant à cette époque. La constitution de ces brochures n'est pas totalement guidée par le hasard, le geste d'appropriation que représente le détournement étant accentué par la présence des phrases publicitaires détournées : "tous les plaisirs de l'été (...) ; toute sa vie à parcourir le monde / indispensable et éblouissant de la jeunesse / qui se dessèche un peu plus chaque jour à portée de vos lèvres (...), ... et voilà votre vie transformée ! / les mots, même, prennent un sens nouveau"[26]. Fin de Copenhague exprime ainsi en pratique un des moyens annoncés par le détournement pour que les mots reprennent un sens nouveau, puisqu'ils ont déjà été déformés par une civilisation d'apparence et de passivité.

Une autre expérience de détournement de la fonction usuelle de la peinture artistique est le projet de peinture industrielle du situationniste italien Pinot-Gallizio ; le principe est de faire littéralement sortir la peinture de son cadre et d'ignorer toute idée de tableau, d'objet unique et exceptionnel, et d'abolir la valeur marchande de la production artistique. La peinture est dite industrielle parce que produite mécaniquement et massivement sur de longs rouleaux, par une machine créée dans le laboratoire expérimental du M.I.B.I., en Italie. En 1959, dans une galerie parisienne, les murs, le plafond et le sol sont entièrement recouverts avec 145 mètres de la peinture industrielle de Pinot-Gallizio. Malheureusement, le contexte de la galerie est difficilement modifiable, son côté formel et commercial évite toute possibilité d'extension vers une construction d'ambiance en rupture avec le monde de l'art (Pinot-Gallizio n'arrange rien en acceptant de vendre "sa" peinture au mètre). Un des objectifs de la peinture industrielle, à l'opposé de l'art appliqué, est pourtant d'être un art applicable dans la construction des ambiances (l'abolition du format, des thèmes métaphysiques, du peintre lui-même, mais pas l'abolition du vernissage et de la vente... dommage).

Le détournement, par les anti-tableaux de Michèle Bernstein, s'oriente plus radicalement vers la perspective de perte d'importance de chaque élément autonome détourné, dans l'organisation d'un nouvel ensemble signifiant. Ces anti-tableaux, intitulés Victoire de la Bande à Bonnot, Victoire de la Commune de Paris, Victoire de la Grande Jacquerie de 1358, Victoire des Républicains espagnols, Victoire des Conseils Ouvriers à Budapest, et bien d'autres victoires encore, sont constitués de plâtre modelé où s'incrustent des miniatures telles que des soldats de plomb, des voitures, des tanks, ainsi que des cheveux et autres simulacres de barbelés miniatures... Ces mises en scène refont l'histoire du mouvement révolutionnaire, figé artificiellement dans les défaites du passé. Le détournement est artistique et politique (il nous ramène dans un certain sens aux collages dadaïstes, notamment aux oeuvres pro-spartakistes, anticapitalistes puis antinazies de John Heartfield). Sérieuses plaisanteries, ces anti-tableaux ouvrent la voie à la spontanéité créatrice de tous (à commencer par les situationnistes eux-mêmes), le détournement se pratique à tous les niveaux au fil des années 1960 : "La créativité n'a pas de limite, le détournement n'a pas de fin"[27].

Dans internationale situationniste #1, le détournement est précisément décrit comme "intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens, il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l'intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande qui témoigne de l'usure et de la perte d'importance de ces sphères"[28]. C'est cette seconde partie de la définition qu'offrent les possibilités du détournement qui va le plus souvent être pratiquée dès 1963. "Le détournement, qui a fait ses premières armes dans l'art, est maintenant devenu l'art du maniement de toutes les armes (...). Il s'est étendu peu à peu à l'ensemble des secteurs touchés par la décomposition"[29]. Plus tard, la culture institutionnelle elle-même se servira de ce principe de détournement des éléments artistiques ou culturels, à des fins essentiellement publicitaires (ce qui n'empêche pas la pratique subversive du détournement par le mouvement révolutionnaire).

Les mots, le langage écrit, deviennent ainsi les éléments principaux du détournement. Très tôt, Debord s'est inspiré de Lautréamont et de l'utilisation du détournement par celui-ci dans ses Poésies (sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues) et dans les Chants de Maldoror (vaste détournement de Buffon et d'ouvrages d'histoire naturelle, entre autres) ; Lautréamont qui ne cachait pas que selon lui le plagiat était nécessaire, que le progrès l'impliquait : un détournement conscient, séditieux. Le détournement de phrases, après le détournement des lettres, puis des mots, fût une pratique lettriste très employée, reprise et approfondie par les situationnistes.

Dans internationale situationniste #4, Attila Kotanyi développe quelques réflexions sur l'esprit sécuritaire qui ronge la société de haut en bas (les classes supérieures se "protègent" du prolétariat, puis les classes moyennes du sous-prolétariat, et enfin, tout le monde se "protège" des gangs ; des Noirs américains des bas-quartiers aux blousons noirs des métropoles européennes, partout on a peur de ce qui s'apparente à un délinquant). Le pouvoir délimite le domaine du crime et le champ d'action du racket : la délinquance marginale. Face à ce genre de stéréotype grandissant, Kotanyi propose un renouvellement du vocabulaire avec son "Petit Précis de vocabulaire détourné" : au lieu de lire "société", qu'on lise "racket", au lieu d'"organisation sociale" : "protection", au lieu de "culture" : "conditionnement", au lieu d'"éducation" : "préméditation" et qu'au lieu de "loisirs", on lise "crime protégé". Cela pourrait permettre de subvertir nettement la propagande d'Etat, nettement plus efficace (et légale) dans les domaines du crime, du racket et du "danger social". Rendons à César ce qui appartient à César, c'est la société qui nous terrorise, pas l'inverse.

Le projet de Kotanyi est relancé en 1966 par Mustapha Khayati. Selon ce dernier, "toute théorie révolutionnaire a dû inventer ses propres mots, détruire le sens dominant des autres mots et apporter de nouvelles propositions dans "le monde des significations""[30] ; liée à l'idée que lorsque le pouvoir économise l'usage des armes c'est qu'il confie au langage le soin de garder l'ordre opprimant, la démarche de Khayati vise la reconstruction d'une théorie révolutionnaire par la critique du langage dominant et par son détournement.

Tout sens nouveau donné à un mot, à une expression, à un moyen d'expression, à une façon de vivre, étant qualifié de "contresens" par le pouvoir établi, Khayati préconise la légitimité du contresens. Le dictionnaire étant le gardien du sens existant, sa destruction doit être systématique ; la constitution d'un dictionnaire situationniste est envisagée, comme contre-pouvoir non-dogmatique, dans une période donnée et une praxis historique précise.

De Sade aux lettristes, en passant par Lautréamont, Rimbaud, Dada et les surréalistes (ou même Marx et Bakounine), le détournement et le renouveau du langage ont été des remises en question réelles du système : l'insoumission des mots, la preuve historique de l'impossibilité de la "novlangue" du Big Brother d'Orwell. Cette insoumission des mots, réalisation de la poésie, est à deux pas du dépassement de l'art. A deux pas, parce que s'il est effectué au niveau de leur expression et de leur propre personne, le dépassement de l'art n'est pas concrétisé durablement, il n'est pas généralisé socialement. Le système reste le même pour la population.

Le projet de libération réelle du langage dans un dictionnaire situationniste reste intimement lié au refus de toute autorité et à la perspective commune de la révolution sociale et du dépassement de l'art. Le but devient essentiellement de mettre en pratique le langage libéré par tous, au-delà de toute entrave ; seule la praxis peut vérifier sa réussite, celle-ci atteignant des sommets en mai 1968, mais sans basculer définitivement dans cette région libertaire qui échappe au pouvoir, la seule héritière possible.

Quoi qu'il arrive, le langage reste la médiation nécessaire de la prise de conscience du monde de l'aliénation, la peuple aliéné finira tôt ou tard par s'emparer de cet instrument de la théorie radicale : le langage de la vie réelle contre le langage idéologique du pouvoir. Le combat d'un détournement subversif du second contre la récupération totalitaire du premier. Au risque de paraître manichéen, Khayati voit cette opposition nécessaire comme la base même de ce qui libère le langage des mains du pouvoir : "Tout est permis. S'interdire l'emploi d'un mot, c'est renoncer à une arme utilisée par nos adversaires"[31]. De cet engagement pour la liberté du langage, le dictionnaire situationniste vu par Khayati serait une sorte de grille qui décrypterait puis déchirerait le voile idéologique qui recouvre le langage contemporain. Différentes traductions possibles permettraient de comprendre les aspects divers de la société spectaculaire-marchande et la façon dont elle se maintient. Ce dictionnaire serait en quelque sorte bilingue car chaque mot aurait une définition "idéologique" et une définition "subversive".

Debord aborde la question du langage avec la question de la poésie. Sa problématique est toutefois proche de celle de Khayati puisque pour lui, l'antagonisme est clair : "Là où il y a communication, il n'y a pas d'Etat"[32], la poésie, plus qu'un moment révolutionnaire du langage, est le seul moyen de communication réelle. Langage qui reste donc au centre des luttes pour l'abolition ou le maintien de l'aliénation présente, qui est le révélateur d'un tout : l'appropriation du pouvoir établi sur le langage est assimilable à sa mainmise sur la totalité de la société. Si l'Etat perd le langage, il perd le pouvoir. C'est là que se situe la force première de la poésie, mais sa faiblesse est la facilité qu'a le monde de l'aliénation de s'en emparer et de la transformer en contre-poésie du maintien de l'ordre. L'I.S. définit ainsi sa force dans "une poésie nécessairement sans poèmes"[33], une poésie ancrée dans une praxis révolutionnaire véritable. Debord estime que toutes les tentatives révolutionnaires ont pris leur source dans la poésie, et contrairement aux surréalistes, il ne préconise pas une poésie au service de la révolution, mais bien une révolution au service de la poésie.

 

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