Panorama intelligent de l'avant-garde à la fin de 1955 |
Published in Potlatch #24, 1955 |
URBANISME À Paris, il est actuellement recommandé de fréquenter : la Contrescarpe (le Continent) ; le quartier chinois ; le quartier juif ; la Butte-aux-Cailles (le labyrinthe) ; Aubervilliers (la nuit) ; les squares du 7e arrondissement ; l'Institut médico-légal ; la rue Dauphine (Nesles) ; les Buttes-Chaumont (le jeu) ; le quartier Merri ; le parc Monceau ; l'île louis (l'île) ; Pigalle ; les Halles (rue Denis, rue du Jour) ; le quartier de l'Europe (la mémoire) ; la rue Sauvage. Il est recommandé de ne fréquenter en aucun cas : les 6e et 15e arrondissements ; les grands boulevards ; le Luxembourg ; les Champs-Élysées ; la place Blanche ; Montmartre ; l'École Militaire ; la place de la République, l'Étoile et l'Opéra ; tout le 16e arrondissement. POÉSIE La disparition presque totale de cette activité, sous la forme qu'on lui connaissait depuis ses débuts, disparition évidemment liée au dépérissement continu de l'esthétique, est un des phénomènes les plus marquants qui se produisent sous nos yeux. Durant ces dernières années, la poésie onomatopéique et la poésie néo-classique ont simultanément manifesté la dépréciation complète de ce produit. Malgré l'attachement normal d'une société mourante à des expressions faisandées, il est à noter qu'aujourd'hui une revue sérieuse n'ose plus publier de poèmes. Quand elle s'y essaie, avec une évidente mauvaise conscience (voir un certain du Bouchet dans le n° 117 des Temps Modernes), les résultats se passent de commentaires. Au nom du renouvellement progressiste de Coppée-Lamartine, Guillevic vient de prendre les risques d'une explication à la loyale (« Expliquons-nous sur le sonnet » Nouvelle Critique, n° 68) qui fait éclater sa burlesque insuffisance. Passons sur l'aspect cocardier du panégyrique (« notre sonnet » -- « cette forme... n'est pas une création artificielle par hasard jetée par Marot, du Bellay, Ronsard et les autres. Si elle a été employée par eux, si elle a traversé plusieurs siècles, c'est bien qu'elle répond à des nécessités de l'esprit français »), puisque Guillevic a beau mentir, il vient trop tard, tout le monde sait que « nous » avons emprunté cette forme à l'Italie -- et qu'à l'époque, des médiévaux attardés devaient en rester à la ballade, préférant, comme Guillevic aujourd'hui, « lutter contre l'envahissement de la culture cosmopolite ». Plus significative est la référence à « la vie d'un des hommes les plus sensibles, les plus nobles, les meilleurs, les plus grands que le monde ait connus » : on a peine à le croire, mais il s'agit de Louis Aragon. Dans ses lourdes tentatives pour conférer quelque dimension mythique à la vie d'Aragon, Guillevic va si loin au-delà de son talent qu'il arrive à gravement desservir son lugubre chef de file : « Je revois Aragon un certain soir de janvier 1954... J'entends son exclamation : Elsa, il écrit des sonnets ! L'ensemble de l'argumentation est de la même encre. Reste de tant de vide que des gens qui se recommandent du matérialisme dialectique fondent toute leur malheureuse thèse sur l'exaltation inconditionnelle des « formes fixes ». Les « formes fixes » -- au sens de cadres répondant aux besoins d'un travail donné -- qu'il convient maintenant de pratiquer, pourront être momentanément : le procès-verbal de dérive, le compte rendu d'ambiance, le plan de situation. DÉCORATION Projet de J. Fillon pour l'aménagement d'une salle de réception : les trois quarts de la salle, constituant la partie que l'on traverse en entrant par la seule porte du lieu, sont meublés élégamment et n'ont aucune destination précise. Au fond de la salle se dresse une barricade qui en délimite la partie utile, égale au quart de la superficie totale. Cette barricade est on ne peut plus réelle, constituée de pavés, sacs de sable, tonneaux et autres objets consacrés par l'usage. Elle s'élève à peu près à hauteur d'homme, avec quelques points culminants et quelques brèches ébauchées. Plusieurs fusils chargés peuvent être posés dessus. Une étroite chicane livre accès à la partie utile de la pièce, également meublée avec goût, où tout est disposé pour recevoir agréablement les amis et connaissances. Cette salle de réception, qui implique évidemment un éclairage et un fond sonore appropriés, peut servir à varier l'ordonnance d'une maison banale, et n'y introduire qu'un pittoresque superficiel. Mais sa vraie destination est de s'intégrer dans un complexe architectural étendu, où apparaît pleinement sa valeur déterminante pour la construction d'une situation. EXPLORATIONS Dans un proche avenir une équipe de lettristes, opérant à partir de la rue des Jardins-Paul, devra reconnaître entièrement le quartier Merri, jusqu'à présent omis sur les cartes psychogéographiques. ADHÉREZ EN MASSE à l'Internationale lettriste. On en gardera quelques-uns. JEUX ÉDUCATIFS Récemment mise au point, « la discussion idéologique considérée comme match de boxe » semble promise à un brillant avenir dans l'élite intellectuelle, dont elle comble tous les besoins. (La discussion idéologique considérée comme match de boxe vous fera gagner de l'estime en perdant du temps.) En voici la règle : Les deux adversaires et l'arbitre, dont la décision est souveraine, s'assoient à la même table, l'arbitre séparant les deux joueurs. Il a été convenu que le match se déroulerait en un certain nombre de rounds d'un minutage précis. Après que l'arbitre a annoncé l'ouverture du match, les deux adversaires s'observent un instant ; puis celui qui choisit, le premier, l'offensive énonce une proposition quelconque sur un sujet qui lui paraît bon. L'autre répond, soit en niant hardiment le raisonnement qu'il vient d'entendre, soit en passant à d'autres affirmations sur un sujet voisin ou inattendu, soit même -- ce qui est mieux -- en combinant ces deux mouvements. L'arbitre veille à ce qu'un adversaire n'interrompe pas l'autre. Cependant, un usage trop prolongé de la parole fait perdre des points au maladroit. Le chronométreur annonce la fin du round par un signal adéquat qui interrompt à l'instant le discours L'arbitre déclare alors le round à l'avantage d'un des adversaires, ou éventuellement nul. Pendant le temps de repos, les supporters et les soigneurs apportent aux combattants des verres d'alcool ou des tasses de café (dans certains cas, des stupéfiants). La dispute recommence à l'ordre donné. Le K.O. est proclamé par l'arbitre quand un des adversaires, déconcerté par la violence ou la subtilité d'une attaque, se révèle incapable de poursuivre la discussion. Si cette issue n'intervient pas, le vainqueur est désigné à la fin, aux points, d'après le nombre de rounds où il a dominé. La mauvaise foi, même apparente, n'entraîne aucune pénalité. On a déjà noté, parmi les sujets les plus courus : le Zen, la Nouvelle-Gauche, l'ontologie phénoménologique, Astruc, les Monnaies Gauloises, la censure, l'intelligence du jeu d'Échecs. (Les lettristes, forcément gagnants, ne jouent pas à ce jeu.) CINÉMA Il y a plusieurs années qu'on n'a pas vu un film qui apporte la moindre nouveauté. La production générale est si terne qu'un film banal, s'il est fait dans une perspective politique simplement sympathique (Le Sel de la terre), bouleverse la plupart des critiques, et fait dire de lui, contre toute vérité, qu'il restera comme une date cinématographique. Il est vrai qu'ici tant d'impératifs financiers et policiers règnent, qu'un film -- dont les ressources sont très supérieures à celles du roman -- a peu de chances d'atteindre le niveau intellectuel d'un bon roman de troisième ordre, du genre Raymond Queneau par exemple. Dans ces conditions, le mieux est de ne plus s'inquiéter de l'état actuel de cet art. Dans les salles obscures que la dérive peut traverser, il faut s'arrêter un peu moins d'une heure, et interpréter en se jouant le film d'aventures qui passe : reconnaître dans les héros quelques personnages plus ou moins historiques qui nous sont proches, relier les événements du scénario inepte aux vraies raisons d'agir que nous leur connaissons, et à la semaine que l'on est soi-même en train de passer, voilà un divertissement collectif acceptable (voir la beauté du Prisonnier de Zenda quand on sait y nommer Louis de Bavière, J. Vaché sous les traits du comte Rupert de Rantzau, et l'imposteur qui n'est autre que G.-E. Debord). On peut aussi voir la série des aventures de l'admirable Dents-Blanches, dont l'utilisation actuelle, tout à fait négligeable, ne laisse pas de rappeler les vrais pouvoirs d'enseignement du cinéma. Au cas où tout cela ne vous plairait vraiment pas, il ne vous reste qu'à aimer Les Mauvaises Rencontres d'Alexandre Astruc, où vous ne manquerez pas de reconnaître parfaitement, selon le mot étonnant de Jacques Doniol-Valcroze (France-Observateur du 20 octobre 1955) l'atmosphère et la signification de VOTRE jeunesse. PHILOSOPHIE IMBÉCILES, vous pouvez cesser de l'être ARTS PLASTIQUES Toute la peinture abstraite, depuis Malevitch, enfonce des portes ouvertes. Naturellement cette activité est inintéressante, et, de plus, parfaitement uniforme. Ce n'est pas le « tachisme » qui va la renouveler. On pense bien d'autre part qu'une recherche d'images réellement susceptibles de provoquer des effets nouveaux doit rompre avec des modes de représentation hérités de Chirico, de Max Ernst ou de Magritte, qui tendent d'eux-mêmes à recréer le vieil ordre des surprises -- surprises considérablement affaiblies par la diffusion déjà ancienne de ces oeuvres et l'inflation des imitateurs. Les diverses réalisations de la métagraphie, qui se proposent théoriquement d'intégrer en une seule écriture tous les éléments dont la signification peut servir, ont été, jusqu'à présent, tout à fait insuffisantes. Il semble que l'on doive attribuer cet échec provisoire à la préoccupation constamment mise en vedette de « faire des maquettes d'affiches », qui a imposé finalement soit un chaos illisible, soit une forme dégénérée du vieux collage (exposition métagraphique de la Galerie du Double Doute, en juin-juillet 1954). REVUES L'Internationale lettriste collabore à la revue Les Lèvres Nues depuis la parution de son numéro 6. Cette revue (Mariën éditeur, 28 rue du Pépin, Bruxelles) se trouve chez le Minotaure, libraire, rue des Beaux-Arts. POLITIQUE Rien de très nouveau. Dans le cadre de la détente, la presse révèle avec attendrissement que deux jeunes filles soviétiques, après s'être fait photographier aux côtés de deux vedettes de cinéma françaises, ont affirmé avoir vécu ainsi la plus belle journée de leur vie. En même temps la Pravda fait savoir que l'U.R.S.S. a achevé la construction d'une société socialiste, et que le passage au stade du communisme est dès à présent amorcé. En France, c'est naturellement encore pire : mobilisation destinée à s'étendre, pour alimenter la guerre d'Algérie (Algériens ! ce n'est pas parce que vous êtes français que vous devez être patriotes), la guerre du Rif et les suivantes ; développement du troc inauguré par Mendès-Bonn, avec Franco dont les menues faveurs sont payées par l'abandon des réfugiés républicains ; condamnation scandaleuse de Pierre Morain, de la Fédération Communiste Libertaire, en des termes qui tendent à établir que des opinions anticolonialistes sont désormais incompatibles avec la nationalité française. PROPAGANDE Un procédé « ... décisif pour l'avenir de la communication : le détournement des phrases », était désigné dans Internationale Lettriste n° 3 (août 1953). L'usage du détournement fait maintenant l'objet d'une étude exhaustive, entreprise en collaboration par deux lettristes. Cette étude paraîtra en son temps, et laissera peu de choses à dire sur la question. Le numéro 25 de Potlatch, inaugurant sa troisième année, sera publié en janvier 1956. LITTÉRATURE On ne manquera jamais d'ersatz pour faire marcher l'industrie de l'édition et maintenir la consommation. Mais, plus on ira, plus on s'apercevra que les problèmes et les divertissements de l'époque se situent sur d'autres plans. Déjà, il faut signaler des truqueurs qui vont essayer de se faire une réputation en remâchant, dans un cadre purement littéraire, les émotions nouvelles que certaines associations d'événements peuvent entraîner. Ainsi M. Julien Gracq rédigeant de jolies narrations qui ont pour thème une ambiance et ses diverses composantes : ce n'est rien de refuser le prix Goncourt ; encore faut-il ne pas l'avoir mérité. NE COLLECTIONNEZ PAS POTLATCH, LE TEMPS TRAVAILLE CONTRE VOUS.
|
Page generated by the dadaPHP system.
0.0084 sec.