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Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire

Published in Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire 1990


Chapter 4 "La materia prima et l'alchimie du moi"

La seconde naissance de l'enfant

Le retour à l'enfance amorce la renaissance de l'humain.

La malformation dont les hommes dépérissent procède du sort réservé aux enfants : ils naissent avec une nature et grandissent avec un caractère. La gratuité de l'amour leur donne une vie, la société les en dépouille ; ainsi les poisons du chiffre d'affaires dépouillent-ils l'arbre de ses feuilles et la passion de ses attraits.

Enfance, richesse de l'être appauvrie par l'avoir, matin des désirs assombri par l'ennui des usines, histoire abrégée d'une civilisation qui substitue à l'art d'être humain l'efficience mercantile.

La mort triomphe dans le triomphe planétaire de l'économie, et tout ce qui désespère travaille à la parfaire. Assez de ces révolutions mûries dans le parti des trépassés ! C'est la création du vivant qui est révolutionnaire. Les plus fins maquignons de la politique et du commerce, qui possèdent un sens sismographique des mutations sociales, ne s'emploient-ils pas à envelopper les dernières marchandises dans le dernier emballage idéologique, dans l'apparence du vivant ?

Ils savent que la tendresse fait vendre, ils ignorent qu'elle ne se vend pas, car ils ne connaissent de vérité qu'économique. La réalité des désirs les prendra de court. Ils ont beau mêler au glas d'une société moribonde les fanfares de l'intérêt témoigné à l'enfant, à la faute, à la flore, ils ne perçoivent pas le chant de la terre qui couvrira leur voix, ni les harmonies nouvelles d'une vie qui se remet à l'endroit.

Le plus grand danger auquel s'expose la montée irrésistible du vivant réside moins dans l'assaut des récupérations lucratives que dans le réflexe de peur et de mort dont la conjuration d'interdits séculaires grève la jouissance. C'est pourquoi il arrive encore qu'à l'encontre d'un sentiment écologique de plus en plus commun s'élève soudain quelque furieuse détermination de saccager la nature ; qu'en contre-point d'une affection croissante et partout soulignée, la violence aveugle frappe l'enfant au sein de la famille et de la société.

Assurément, ce n'est pas en ajoutant la peur du châtiment à cette peur de vivre, qui induit à tuer, que l'on viendra à bout des vocations meurtrières. Une société n'a jamais que les crimes qu'elle commandite. Il est trop tard pour que celle-ci songe à se réformer en militant pour la défense des enfants alors que sont en train de naître de la nature et de l'enfance réconciliées des relations humaines donnant la mesure d'une société radicalement autre.

Retrouver en soi non l'enfance blessée mais l'enfance épanouie

La psychanalyse est une association d'aide aux mutilés affectifs, elle facilite leur réinsertion dans une société qui les mutile. Le psychanalyste est payé pour expliquer en quoi le traumatisme apure graduellement la dette que chacun a contractée en naissant, et qui enjoint de mourir à soi-même.

Or la dévaluation de tout mode de paiement invite aux gratuités de nature. Il n'y a que la lumière des jouissances présentes pour dissiper les spectres obsessionnels du passé. Ne sont-ce pas les moments les plus heureux de l'enfance qui remontent à la surface lorsque le grand souffle de la plénitude insuffle au corps comme une éternité de vie ; émotion d'autant plus forte qu'elle surgit le plus souvent de ce qu'un esprit utilitaire a les meilleures raisons de juger futile : un geste de tendresse, un paysage, un mot, un regard, une intonation, une odeur, une rencontre, une saveur.

Il ne s'agit plus d'assumer les traumatismes, il convient seulement de vouloir les états de grâce. Guidées par l'affection, les passions ne se déchireraient plus en ce long cri de mort qui fut leur histoire. Tant de rêves et de souvenirs épars ébauchent tant de vies qui se cherchèrent qu'il me semble n'exister rien de plus souhaitable au monde que la requête qu'elles font entendre à chaque instant.

Viennent les temps où l'enfant jouira d'assez d'amour pour apprendre à devenir ce qu'il n'a jamais eu la chance d'être en grandissant : un homme. Le libre usage de la créativité lui garantira une autonomie croissante, l'émancipant de la tutelle parentale et étatique. Enfin lui échoira le privilège d'aborder aux rivages de l'amour sans le ridicule des détours et distorsions auxquels les adultes se livrent si ardemment que les îles les plus fortunées se changent en lieux d'angoisse, de maladie et de folie.

Seul l'amour rétabli dans sa gratuité naturelle rend les désirs à leur simplicité originelle, à une animalité que l'apprentissage a précisément pour mission d'affiner, initiant l'enfant à sa destinée : être unique au monde et solidaire d'une vie omniprésente.

L'humanisation des désirs constitue le fondement d'une éducation nouvelle mais dont les principes ont toujours été ceux des plaisirs les plus simples : ainsi l'art grâce auquel la première gorgée de vin bue dans l'adolescence passe peu à peu de la sensation fruste et sommaire à la formation du goût et du palais et à la recherche de crus plus subtils.

Le temps arraché au vivant

L'exploitation de la nature a dénaturé jusqu'au temps imparti aux organismes vivants. La pollution marchande a soumis à sa loi d'extinction universelle des espèces l'existence de l'algue, de l'arbre et du phoque. Ajoutez-y la couche d'ozone, le sous-sol et l'atmosphère et vous pourrez mesurer asez exactement à quelle vitesse l'économie se réalise en éteignant la vie.

Or la mort universelle que nous voyons s'accomplir comme quelque Ragnarök, apocalypse ou jugement dernier des légendes religieuses, qu'est-ce d'autre que le temps arraché à l'éternité de la vie par une Histoire où l'être de l'économie programme le néant de l'être humain ? Le temps de l'expansion de la vie a été transformé en temps d'expansion de la marchandise, soumettant les rythmes biologiques, les alternances d'excitation et de repos, la succession de systole et de diastole à une durée marquée par la perte et le profit, le progrès et la régression, la fortune et l'infortune, à ce temps qui est de l'argent, évoluant et dévaluant selon les cours du marché.

Le propre de temps-là où bon gré mal gré les producteurs sont embarqués, c'est qu'il s'use à la cadence des affaires et qu'il use à proportion ceux que les affaires emportent au large d'eux-mêmes.

Le présent n'a pas d'âge.

La fin de l'âge perçu comme pouvoir et représentation

Les Anglo-Américains, qui souvent ont le mieux assumé les névroses d'une existence mercantile, emploient le mot «stress» pour désigner l'état d'agitation requise par la bonne marche des affaires.

Or la frénésie paie désormais si mal le délabrement des nerfs et de l'esprit que, se lassant des lassitudes du temps mécanisé, certains redécouvrent comme un privilège la jouissance inopinée du moment présent. Un morceau d'eux-mêmes leur est rendu, ils font des manières pour l'accepter, puis ils en redemandent.

Dans la débâcle du pouvoir, l'âge a perdu les galons du prestige. Le conflit des générations, qui opposa si longtemps l'insolence stupidité des jeunes à l'arrogante bêtise des vieux, est en train de passer muscade faute de combattants crédibles. Ainsi va l'effondrement des valeurs, que l'archaïsme n'attend plus le nombre des années. A faire feu de tout bois, les marchés en déclin jettent pêle-mêle dans la décrépitude des vieillards de seize et de quatre-vingts ans. Le même poids de vie nulle équilibre le jeune patron et le vieux routier couturé de succès boursiers. L'accélération du corps mécanisé fait bon marché de la vieillesse à tout âge.

C'est en revanche un phénomène nouveau que l'importance accordée à l'amour par les enfants et les personnes âgées ; comme si la vie renaissait plus volontiers où le travail n'exerce pas le plein droit de son autorité, chez les uns parce qu'ils y entrent à regret, chez les autres parce qu'ils en sortent avec soulagement. Heureuse conjonction de gens qui, n'ayant pas ou n'ayant plus l'âge de produire et de consommer, découvrent dans la sensualité de la vie présente de quoi n'être jamais ni jeune ni vieux. Restent, entre les deux, les hommes de l'économie pour qui l'âge continue de se mesurer au degré de fatigue, du moins tant que l'amour et les plaisirs ne les rendent pas pareils à des enfants.

Le temps nouveau est le temps des enfants

Pendant des siècles, la mentalité des enfants n'a pas changé sensiblement. Elle est restée le reflet d'une lutte de pouvoir : devenir grand pour échapper aux brimades et en infliger aux plus faibles. C'est ce qu'on nommait la cruauté de l'enfance.

En quelques années, elle s'est mise soudain à évoluer. Ce fut d'abord un certain désarroi, un refus de vieillir et de s'intégrer au monde absurde et odieux des adultes. Comme ce monde-là se donnait sans réplique pour le seul possible, un certain goût de la mort traduisit le désenchantement d'une démarche sans issue. Puis s'affirma la résolution de grandir autrement, de devenir un homme qui porte les fruits d'une enfance heureuse, non le bois stérile de sa négation. Exclu d'une histoire faite dans le mépris de la nature et de l'humain, l'enfant y entre le temps d'en tourner la dernière page, de claquer la porte sur l'archaïsme d'une civilisation qui, en somme, n'intéresse plus personne.

Sa présence a suffi pour porter au moulin de l'opinion publique de nouvelles banalités qui feront farine. L'enfant n'est pas né pour produire mais pour recréer la vie qui l'a créé. Il naît dans la gratuité de l'amour et la gratuité de l'amour est le fondement de son apprentissage, car il n'est plus vrai que la main, pour utiliser habilement un outil, doive désapprendre à caresser et à jouer, comme il n'est plus vrai qu'apprendre à vivre soit apprendre à souffrir, à se mutiler, à se sacrifier, à se décarcasser, ni que l'affection doive se prostituer en marchandage de famille, d'école, de société pour s'étonner ensuite que les petits instruits fassent de bien grands tourmentés.

A ceux qui se mettent aujourd'hui à étudier sa paradoxale nouveauté, il est presque utile de le rappeler : l'enfant n'est pas issu d'une autre planète, il porte en gestation une planète radicalement autre.

Etudier le comportement de l'embryon et du bébé ne prendra sa véritable importance que dans un projet plus vaste, dans une volonté de restaurer la spécificité de l'enfant, d'empêcher que sévisse plus longtemps l'entreprise de dénaturation qui le détruit comme elle détruit la terre entière.

En l'enfant comme en ce qui subsiste de flore et de faune bat le coeur d'une vie sans partage. Dans la rumeur de mort qui rythme la progression de la planète vers son économie définitive, il tient au salut de chacun qu'une telle musique nous ensorcelle.

Naissance d'une relation alchimique

L'expérience initiale de la vie transparaît dans la découverte de la petite enfance, et nous savons aujoud'hui qu'il y a tout à reprendre d'une évolution dont la brutale interruption a coupé court aux espérances de l'humain.

Elle commence, cette expérience, dans la foetus et dans l'athanor maternel. Le corps est son foyer alchimique et sa materia prima. L'enfant y est créé tout autant qi'il se crée, fruit d'un magistère où la femme offre sa provende affective et nutritive, et où l'embryon se forme en apprenant comment puiser ses ressources dans l'abondance du milieu naturel.

Un regard plus lucide a établi depuis peu qu'il existait une communication possible avec l'enfant en gestation, qu'il était permis de lui parler selon un langage qui est celui de l'effusion affective et non, bien évidemment, le langage des transactions d'affaires.

Par un enchantement qui vient à point nommé dans l'époque, il s'élabore, timidement, entre les êtres rendus à leur nouveauté radicale une relation de type alchimique, où la transmutation de la nature première implique la transmutation simultanée de l'opérateur. L'adulte qui a su percevoir, à travers le monde du nouveau-né, l'enfant et l'autre monde qu'il porte en lui saisit aussi ses semblables avec le même regard. Il se guide au fil des êtres où brille une étincelle de vie et ne s'encombre plus de la compagnie des morts.

Telle qu'elle s'esquisse après la naissance, l'expérience de la vie s'écarte de la quête alchimique, selon la distance que lui impose l'éducation sociale de l'enfant. Dans la démarche du tout-petit reparaît l'obstination de la plante à puiser la vie autour d'elle, à éviter le terrain hostile, à le contourner pour plonger ses racines dans un sol vivifiant. En même temps se manifeste l'apprentissage de la bête découvrant un environnement où soufflent le chaud et le froid, la caresse et l'agression, la sollicitude et le rejet. Et déjà, la présence humaine et inhumaine modèle un paysage, où la nature n'entre plus qu'artificiellement, un décor de chambre, de maison, de jardin, de famille ; il faut y prendre place pour on ne sait quelle destinée. C'est un paysage en proie, lui aussi, aux changements de climat affectif, aux orages de la colère et de l'impatience, aux frimas de l'inattention, aux tensions de la culpabilité, aux printemps de la tendresse, aux ardeurs de l'amour, aux tornades névrotiques, aux rayonnements de la plénitude, aux tremblements du désir et aux lumières apaisantes du plaisir.

Des signes qu'il déchiffre peu à peu lui indiquent en quelles conditions il progresse. Tantôt une douce attention l'encourage à aller de l'avant, tantôt la solitude lui enseigne à prendre l'initiative, à affronter seul les risques de l'inconnu, à parfaire son autonomie. Il lui arrive dans cette quête, dont on a voulu oublier qu'elle est une quête du bonheur, de pleurer, de trépigner, de désespérer en prenant conscience des obstacles et des difficultés. C'est toujours là que les choses se sont gâtées, à l'endroit même où les adultes, tourmentés par l'ordre qui les gouverne, résignent leur coeur et manifestent que le chemin des jouissances n'est pas celui du savoir.

Si une mutation se prépare, c'est dans la communication nouvelle qui s'établit entre les hommes conscients de leur inachèvement et les enfants sensibles au potentiel de vie qu'ils détiennent. Dans le sentiment que seule la recherche du plaisir nourrit et stimule la création de soi et du monde réside le Grand-Oeuvre, la poésie orphique qui a percé le secret des êtres et des choses et amadoue, par ce qu'ils gardent de vivant, les plus redoutables furies de la vie refoulée.

Il n'y a pas d'autre trame à la destinée que le fil qui tisse la tapisserie, chaque jour recommencée, des plaisirs pris à la vie et offerts à l'humanisation du milieu naturel. Seuls commencent à vivre - comme l'enfant n'a pas encore désappris à le faire - ceux qui prennent le temps de poser sur les êtres et les choses le regard émerveillé du plaisir qui s'y peut puiser, non comme une contemplation mais comme le projet d'une création immédiate et sans fin.

La nature brute se fera nature humaine par le biais d'une intelligence sensuelle, d'une intelligence non séparée de la vie et qui a le privilège d'occuper peu à peu la place laissée vacante par la disparition de la famille patriarcale et de l'éducation d'obédience économique.

L'âge figé dans sa hiérarchie des fonctions et des rôles suit la débandade du temps mesurable en argent et en pouvoir. Le seul temps de qualité est celui du bonheur présent, qui est le temps de l'éternité. L'avenir, on l'a bien vu, n'était qu'un passé ravalé à la hâte pour une vente parodique, désormais déficitaire. Ce qui est ancré ici et maintenant n'a pas de traite à payer sur le lendemain.

L'arme absolue dont dispose l'enfant, c'est l'affection dont il croît et qu'il multiplie autour de lui. Il n'est rien de tel que le sentiment d'être aimé pour s'aimer soi-même ; comme à revers, le respect et le mépris forgent la chaîne de la fatuité et de la haine de soi. C'est en ce sens très précis qu'il convient de comprendre le vieil adage : «L'amour n'a pas d'âge.»

 

Chapter 4 "La materia prima et l'alchimie du moi"

Primauté de l'amour

L'amour offre le seul modèle qui soit d'un accomplissement humain.

Il n'est aucun moment dans l'histoire où la nature ait été menée à si grande dénaturation et aucun où se soit élevée une aussi ferme volonté de la recréer en la dépouillant de ce qui l'asservit.

Stimulées par la conquête marchande, les sciences ont éclairé une face de la terre en plongeant l'autre dans la nuit et l'ignorance. Tant de vérités ont roulé de marées en marées que dans les ports obstrués rouillent les bateaux en partance. Tous les voyages ont tourné court dans le seul décor changeant des criques encrassées.

Connaître désormais n'est plus rien si nous n'y accédons d'abord par la jouissance de soi, qui en est la clé. Il n'y a pas de savoir qui vaille sans la conscience de l'amour et pas d'amour qui s'apprenne sans l'amour de la vie.

L'amour est inconciliable avec l'économie

De même que la vie étudiée communément n'est pas la vie mais sa forme économisée - une durée essentielle nommée survie -, de même l'amour ne peut-il se confondre plus longtemps avec les mécanismes qui l'ont conditionné jusqu'à passer pour sa substance.

La débâcle du patriarcat, puis du féminisme, qui avait brièvement comblé la vacance de pouvoir, a dégagé l'affectif d'un ensemble de fonctions qui en corrompaient le sens et le charme : l'échange des droits et des devoirs, le calcul des pertes et profits, la lutte du fort et du faible, la concurrence qui régit la guerre et la paix des ménages, l'entreprise familiale menée au pas de la réussite financière. Une ligne de démarcation s'est tracée, avec une précision accrue, entre les hauts lieux du coeur et les territoires sous contrôle de l'esprit mercantile.

Ce que les amants font en affaires les défait de l'amour. L'appropriation jalouse du partenaire, la femme traitée en ville conquise, l'engrenage conjugal des frustrations et de l'agressivité, l'assouvissement hygiénique du génital, le discrédit de la tendresse tenue pour un accès de faiblesse, d'infantilisme, de maladie ou de folie, autant de traits archaïques auxquels le parti pris de la vie se refuse à identifier la passion amoureuse. C'est une heureuse banalité que cette évidence qui, paradoxalement, n'allait pas de soi : l'amour devient lucidité depuis qu'il ne se laisse plus aveugler.

La dislocation de la famille traditionnelle le confirme, qui dorénavant échoue à amalgamer l'affection naturellement portée aux enfants et l'ignoble marchandage où l'amour s'échange contre la soumission, où la protection s'érige en pouvoir, où la naissance de l'homme à venir ajoute à la production un futur travailleur.

L'idéologie de la tendresse

Eloge et dérision de la marchandise : tandis qu'une conscience nouvelle dénonce l'imposture de l'amour sans l'amour, le marché de valeurs matérielles et spirituelles inaugure ses boutiques sous l'enseigne de la tendresse, il «promotionne» les douceurs de l'âme et le voluptueux agrément à la seule fin de célébrer les bienfaits du socialisme et du papier de toilette.

Le Bouc émissaire, Prométhée, le Christ avaient fourni sa première propagande illustrée au corps sacrifié au travail, au corps désincarné pour raison de rentabilité. L'image publicitaire de l'amour en propose aujourd'hui la dernière version. La castration du désir n'a changé que de forme.

Pourtant, l'ultime abstraction du vivant côtoie de trop près les passions qu'elle parodie et récupère, elle ne résistera pas longtemps à la volonté d'authenticité qui renaît en chacun comme une enfance à parfaire ; même si la peur du sida entretient pour un temps les spectaculaires vertus d'une sexualité sans corps et perpétue sous le regard d'un Christ ithyphallique et séropositif l'ancestrale peur d'aimer.

Le péché originel

La peur d'aimer est une peur de vivre. Elle procède de l'interdit promulgué par la civilisation marchande sur la gratuité des jouissances. Il ne faut pas que l'amour se donne si ce n'est en se sacrifiant, en se damnant dans le corps et avec le corps pour être sauvé dans et par l'esprit. Le ridicule conflit de l'angélisme et du charnel l'a si bien engorgé de terreurs et de frustrations qu'il commence à peine à ne plus osciller entre la chasteté et le viol, à quoi s'est le plus souvent réduit son déplorable mouvement.

Il a été le mal incarné dans la faute originelle, dans la femme, dans la haine meurtrière de soi, dans les sorcelleries de la liberté naturelle. Ce qui s'illustre dans la peste sidaïque, c'est la dernière condamnation de l'amour, et je ne pressens pour en effacer l'outrage et les effets que la force d'un amour rejetant définitivement le cortège de ses juges et de ses culpabilités.

Il n'y a pas d'amour des autres sans l'amour de soi.

Gratuité naturelle de l'amour

L'amour est la plus simple des relations humaines, c'est pourquoi tout a été mis en oeuvre pour la compliquer et la dénaturer. A mesure que la force de vie rechigne aujourd'hui à se transformer en force de travail, une simplicité nouvelle restaure l'amour dans son droit d'absolue souveraineté. Le progrès technique a produit tant d'inventions qui n'ont jamais fait progresser le bonheur particulier que chacun incline désormais à mettre son génie non plus dans la mécanique des affaires mais dans la passion amoureuse où, du moins, la jouissance s'apprend et se prend sur-le-champ.

Rien n'a plus d'importance que la naissance de l'amour, si ce n'est sa renaissance quotidienne. On a beau savoir que tous les troubles de l'amour viennent des malheurs de l'enfance, d'où viendra la guérison si ce n'est de l'occasion offerte à l'adulte - qui le plus souvent la refuse - d'assurer, à la faveur de chaque rencontre amoureuse, l'absolue prééminence de l'affection sur l'ensemble des préoccupations mercenaires ?

La vraie vie commence dès l'instant où l'amour est dispensé sans réserve à l'enfant. Là s'affirme l'éternité du vivant. Et qu'il existe entre parents et enfants, entre amants, des heures, des jours où l'affection, obnubilée par ce qui lui est si ordinairement contraire, n'a ni le temps ni l'envie de s'épancher, ne change rien au sentiment qu'elle reste présente indissolublement, qu'elle appartient à une immuable réalité du coeur, comme l'éternité de la sève irriguant l'arbre à travers le rythme des saisons.

«Tu peux tout parce que je t'aime et que tu ne me dois rien.» Tel est le leitmotiv sans lequel je ne conçois pas d'apprentissage spécifiquement humain. Un amour si soucieux d'aider l'enfant à s'aimer lui-même que rien ne s'entreprenne, des premiers gestes aux plus grandes joies de vivre, qu'avec les meilleures chances de bonheur.

L'ère des créateurs commencera dans l'amour qui se donne au lieu de s'échanger.

L'amour exclut le sacrifice

Le véritable amour n'a jamais existé qu'à l'état naissant. Comme l'être humain, comme sa civilisation, comme l'authenticité dans son élan premier ou la générosité dans sa gratuité naturelle. Nous n'avons que des débuts ; et le malheur veut qu'à ces commencements de tout, taxés de puérilité et de faiblesse, succède une fin de parcours aux mécanismes bien rodés, qui suggère force et sécurité.

La soif des origines est venue avec le temps. N'ayant plus rien à apprendre et à attendre de la mort, nous n'avons que le choix de tout reprendre au départ, là où rien n'est accompli de ce qui commençait à se créer.

L'agonie des religions, à laquelle nous assistons aujourd'hui avec ses derniers sursauts de rage et d'hypocrisie, dévoile ce qu'elles ont toujours été : un crime contre la vie. Mais la critique qui les dénonce n'est plus une critique selon l'esprit, c'est-à-dire selon l'essence des religions. La conscience du vivant les balaie dans l'égout oecuménique plus sûrement que les vitupérations sacrilèges, qui sonnent encore comme l'oraison funèbre du cadavre.

Tout être s'accroît de l'affection qu'il est capable de donner. Tel est le secret, ou mieux l'expérience de la plénitude, si chère au coeur de chacun que les gens de religion se sont empressés d'y déverser leurs ordurières exhortations au sacrifice.

Or celui qui se sacrifie pour donner de l'amour ne donne que l'exemple du sacrifice. Mourir à soi-même pour aider les autres les aide seulement à mourir à leur tour.

Quelle dérision que de prétendre faire plaisir à autrui sans se faire plaisir à soi ! Comment pourrais-je offrir de l'agrément en y renonçant moi-même ? Le plaisir est une gratuité naturelle, une grâce qui se recueille et ne s'exploite pas.

Le sacrifice est inconciliable avec la jouissance car c'est par son effet de mutilation que le langage du corps devient la verbosité de l'esprit, que l'énergie libidinale se vend pour un salaire, que la volonté de vivre se renie en volonté de puissance.

Les jours ne sont plus où le pélicanisme maternel passait, pour l'existence entière, le noeud coulant de la culpabilité au cou de l'enfant. L'amour apprend désormais à s'aimer en aimant tout ce qui vit. Qui parle ici d'aimer n'importe qui et n'importe quoi ? Mon affection se refuse aux porteurs de mort, aux tourmentés traînant leur croix pour le salut d'un monde qui les tue. J'ai trop à m'attacher à ce qui est aimable pour vitupérer encore des gens qui se détruisent eux-mêmes, et je ne vois de meilleure garantie contre leur prosélytisme suicidaire que de saisir d'instant en instant le fil d'une vie à tisser avec tout ce qui tombe sous le coeur.

Il y a tout à apprendre de l'amour, j'entends de l'amour dépouillé des mécanismes économiques qui le dénaturent. Il ne s'agit pas ici de leçons à donner, ni sur la pratique des relations amoureuses ni sur l'art de les épurer de ce qui les nie. Le seul apprentissage qui vaille vient de soi, d'une prise de conscience née de l'expérience individuelle. En l'occurrence, il appartient à chacun de saisir la souveraineté de l'amour là où elle se manifeste sans partage, de la reconnaître, dans la beauté convulsive du plaisir, pour ce qu'elle est exclusivement : le centre de gravitation de ce corps quotidiennement déstabilisé par le travail. L'amour est la nature même de l'humain.

L'amour est l'affinement du désir

L'amour n'est pas la transcendance du besoin sexuel, la farce boulevardière de l'ange et de la bête. Il est l'unité du corps ordonnant le chaos de ses désirs, affinant leur brutalité originelle, s'identifiant au seul principe évolutif de l'espèce humaine : que toute jouissance tend à se parfaire.

L'amour rendu à sa majesté sensuelle, à ce torrent de sang où tous les sens aiguisés donnent à chaque être particulier son sens spécifique, abolit la vieille et dégoûtante obédience au ciel, à l'esprit, à la fonction intellectuelle, à la séparation des hommes et des choses, des hommes entre eux et en eux-mêmes.

La transmutation va remplacer la transcendance.

L'amour prend conscience d'une symbiose à créer entre la nature et les êtres de désirs.

Ubiquité de l'amour

L'amour est la transmutation de la pulsion sexuelle en une pansexualité qui correspond le plus authentiquement à l'expression et à la communication de l'humain.

En percevant partout les symboles ithyphalliques et vaginaux que la frustration imprime dans ses sens excités, l'obsédé sexuel reçoit en fait le discours de la nature, mais il l'enregistre sous sa forme négative, dans les balbutiements de la compulsion, dans la réaction névrotique d'un esprit troublé par l'insatisfaction du corps. Entre lui et les amants comblés, il n'existe que la distance entre la plénitude corporelle et son absence. La lecture de l'environnement est la même et de sens contraire. Ici l'amour sensualise un paysage où la vertu analogique découvre dans le bruissement d'un feuillage, l'odeur du foin, le dessin d'une rue, la coulée d'un mur, le geste d'un passant, toutes les grâces où s'illustre l'être aimé. Là, le vent dans les arbres, une bouffée de chaleur, le galop d'un cheval incitent à des brutalités de soudard parce que l'esprit qui les ressent est un esprit d'exploitation pour lequel il n'existe que la rigueur répressive et les défoulements agressifs de l'impuissance à jouir. Il n'y a pas de prône, de sermon, de déclaration politique, d'attitude, de tic qui ne puisse déchiffrer selon une telle grille d'interprétation ; c'est, comme l'a montré Groddeck, la seule lecture primaire à laquelle nul n'échappe.

Le langage des amants énamourés a gardé l'empreinte d'une langue originelle. Ces susurrements, ces murmures, ces cris modulés, ces déhanchements syllabiques, dont les gens avertis raillent l'infantilisme et le bêtifiement, n'expriment-ils pas, comme chez les bêtes et les enfants, la respiration de la jouissance et de l'état de tension qui y conduit ? C'est un langage d'arcane que le souffle de l'élan amoureux qui porte le vivant vers lui-même. Il est présent dans l'étreinte qui unit la mère et l'enfant nourri dans son sein ou bercé entre ses bras, et je ne jurerais pas qu'il ne se perpétue dans l'intimité du dialogue avec soi. L'être qui apprend à s'aimer et aiguise secrètement ses désirs pour les mieux réaliser ne s'adresse-t-il pas à lui-même comme à l'enfant qu'il fut et à qui il promet d'accomplir tant de voeux et tant de prières adressées aux fées dans la ferveur des jeunes années ? Les incantations de grimoire et les psalmodies de la sorcière ne sont elles-mêmes que l'écume trouble d'une magie plus profonde et plus efficace, enclose dans la force du désir et dans le pont que l'énergie libidinale du corps tout entier jette vers la réalité du monde à changer.

Il y a tout lieu de croire que le langage sensuel est en train de gagner en puissance ce que le langage économisé du contrat social perd en crédibilité. En d'autres termes, que les signes d'affection par lesquels le vivant se reconnaît de personne à personne et d'individu à paysage l'emportent peu à peu sur la teneur des discours et plus simplement encore sur ce qui se dit.

La souveraineté à fonder

La faillite d'un système de réalité déterminée par les mécanismes économiques qui la gèrent a sorti de sa torpeur une réalité sous-jacente, séculairement refoulée par l'histoire de la marchandise. L'amour y accède à une souveraineté qu'il est appelé à exercer à l'endroit où régnait le profit et le pouvoir. Il fraie la voie à l'affinement général des désirs, qui marque le dépassement des besoins primaires et fonde sur la quête des jouissances le seul progrès humain qui soit.

Le monde clos de l'intériorité s'ouvre peu à peu à une fertilité printanière, qui chasse la peur et les angoisses, dissout les névroses du passé, sort les plaisirs au grand jour et ensemence les terres en friche d'où la marchandise se retire. L'amour révoque les violences de la frustration et s'invente une violence pleine de tendresses. La main qui caresse efface la main du pouvoir.

Il ne nous manque pour propager l'abondance que d'aimer sans réserve, sans calcul ni prudence ; jusqu'à entendre de coeurs innombrables s'élever le chant de la terre.

 

Chapter 4 "La materia prima et l'alchimie du moi"

L'humanisation de la nature

Exploiter la nature l'a dénaturée en dénaturant l'homme. La nostalgie d'une nature primitive et de son impossible retour est la consolation morbide d'une société malade de l'économie. Il ne s'agit pas de renaturer l'homme et la terre mais de les humaniser en privilégiant les énergies vivantes qu'elles recèlent.

L'épuisement des ressources naturelles et de la nature humaine trace entre les hommes qui y travaillent et y succombent une ligne de démarcation qui définit le seul affrontement à venir. Tandis que le parti de la mort puise encore dans la peur le pouvoir de régner parmi les ruines de l'édifice spectaculaire et financier, un cri monte, unanime, des rues, des forêts et des coeurs : «La vie avant toutes choses

Avant que sa rumeur atteigne l'opinion publique, ses échos ont bel et bien été perçus dans les rangs de l'ennemi, car il n'est pas de commerce et d'entreprise polluantes qui ne s'avise de faire campagne sur le thème de la vie à sauver. Les filets de la marchandise ne s'encombrent-ils pas de produits naturels, de médecines renaturantes, d'emballages écologiques ?

Or il ne faut pas que la récupération mercantile, le bric-à-brac des mystiques vitalistes et les fonds de poubelle de la religiosité dissimulent ce qu'il y a d'authentiquement révolutionnaire dans la volonté de réconcilier l'existence quotidienne avec la matière vivante, avec un corps omniprésent dont participe inextricablement et pour ainsi dire consubstantiellement chaque être et phénomène particulier, individu, noyau social, bête, plante, minéral, air, eau, feu et cette terre dont les Indiens assurent que, blessée par la méprisante ignorance de sa vermine affairiste, elle possède l'art de se régénérer.

Il n'est pas sans importance que se propagent peu à peu le sentiment d'une coexistence des différentes formes de vie, et sa conscience perçue non par l'Esprit issu de l'oppression céleste, mais par le corps en quête de sa plénitude psychosomatique. Se sentir bien parmi les enfants, en compagnie des bêtes, auprès d'un arbre, au toucher d'une terre ou d'une pierre ne relève plus d'une passivité béate, d'un état contemplatif, c'est l'amorce d'un langage nouveau de l'individu avec soi et avec ses semblables, c'est une autre façon d'être et d'agir, en rupture avec les mécanismes comportementaux qu'imposent séculairement le pouvoir et la rentabilité.

L'éveil à l'absolue prérogative dont se revendiquent aujourd'hui les espèces terrestres, voilà ce qui fonde un style de vie, une attitude où le privilège d'exister s'exerce dès l'instant que j'accorde à la réalisation des plaisirs la préséance sur la nécessité qui les gâte en les payant et en les faisant payer. J'ai pour moi l'obstination d'une nature sans cesse renaissante - celle du lierre fissurant le béton - et contre moi l'usure qu'exige encore le système de la médiation salariale et de la marchandise.

L'approche humaine d'une nature omniprésente remet en branle un processus d'évolution où les individus créeront leur destinée en créant un milieu accordé aux désirs. L'ère de l'économie et de la nature corvéable à merci n'est plus qu'une forme encombrante et stérile qui empêche l'humanité de naître à elle-même.

A la transformation de l'énergie libidinale en force de travail succède une volonté de vivre qui tient sa puissance créatrice du seul attrait des jouissances.

La réconciliation avec l'enfance coïncide avec la réhabilitation de l'animal rendu à sa vie autonome.

La réhabilitation de la bête

L'affection témoignée aux bêtes n'est pas en soi un phénomène nouveau ; encore ne la faut-il pas confondre avec la pitié - ce chancre qui a besoin, pour se développer, d'exciter au malheur et à la souffrance -, ni avec l'aigre dépit d'aimer son chien par mépris des hommes. Je parle ici des élans d'un coeur, ouvert à tout ce qui vit, et qui trouvent à s'apaiser dans quelque relation privilégiée avec un animal domestique ou familier.

Ce qui est nouveau, en revanche, c'est la nature et la vogue d'une telle sollicitude. Non seulement elle ne se limite plus aux hôtes de l'environnement immédiat - chiens, chats, oiseaux, chevraux, chèvres - et embrasse les bêtes dites sauvages, mais surtout elle entend les reconnaître dans leur autonomie et leur indépendance, elle ne veut plus ni dompter ni subjuguer, elle n'est plus le fait du maître.

Faut-il rappeler qu'il se greffe sur le mouvement de réhabilitation des espèces animales un ensemble d'intérêts mercantiles, soudain soucieux du confort dû au chat de gouttière, et un marché touristique qui, après avoir vendu des gorilles empaillés, sauve les derniers spécimens en leur accordant, au même titre qu'aux Indiens, le droit de survivre dans des réserves ? Ici aussi l'exploitation commerciale stimule, entrave, dissimule la conscience du vivant et sa volonté d'expansion.

En moins de dix ans, l'enfant a rejeté le comportement de prédateur que tant de générations lui avaient prêté comme un trait de nature. Sans l'amour de la vie, l'expérimentation, qu'elle soit celle de l'enfant ou du savant, aboutit le plus souvent à traiter l'animal en objet et l'homme en cobaye. Croira-t-on que l'intelligence sensible, qui éveille l'enfant aux émerveillements de la découverte sans qu'il éprouve le besoin de dénicher les oisillons, de saccager les fleurs, d'arracher l'aile des mouches, soit étrangère à la reviviscence de l'amour ?

S'il se montre, avec un savoir inséparable de la tendresse, curieux de la spécificité des êtres, des bêtes, des choses dans leur environnement, n'est-ce pas qu'une affection sans partage lui reconnaît le droit à l'autonomie et dissout lentement l'archaïque et autoritaire structure familiale ?

Une telle liberté n'eût pas été possible sans que se modifie le rapport de l'individu et de la société avec le corps pulsionnel, si longtemps identifié à la bestialité compulsive.

L'émancipation du corps

Comme il arrive un temps où l'économie terrestre se venge de l'économie céleste qui la discréditait au nom de l'esprit religieux, il existe une vengeance du corps, dont le travail concrétise à la fois la mesure d'une civilisation de producteurs et la démesure d'une bestialité qui aspire à se débonder «par-delà le bien et le mal». Les philosophes matérialistes, la pensée de Sade et de Nietzsche, l'idéologie fasciste et l'hédonisme du XX° siècle finissant traduisent les diverses étapes d'une conquête planétaire à la gloire de la marchandise de l'homme-machine.

Tandis que le corps se militarise au service du capital, la honte de l'animalité refoulée se défoule en célébrations sociales de la brute agressive. la défense du territoire, l'élimination concurrentielle des faibles, le droit du plus fort, le sacrifice nécessaire au salut de l'espèce, autant de fariboles réputées «naturelles» qui surgissent à point nommé pour fonder en universelle raison la piraterie colonialiste, la sauvegarde étatique du capital, la mise au pas du prolétariat. La nature violée et violente succède ainsi à l'ubris fatiguée des dieux.

Le triomphe de la musculature dans l'apothéose de la productivité a pour exutoire l'exaltation de l'animalité terrestre, la célébration de l'instinct sur l'esprit déchu des cieux. L'entraînement mécanique du corps, mis à la torture pour gagner du temps et du rendement, forme à lui seul le spectacle des compétitions sportives, et il n'est pas jusqu'au cerveau qui ne s'y muscle à son tour et ne souffre de crampes.

Mais ce corps-là n'est que le contrepoids de la tête archaïque, avec sa volonté de puissance, ses calculs d'intérêts, ses simulations viriles, ses litanies du meilleur et du plus fort. L'anti-intellectualisme n'est que l'esprit cynique de l'économie terrestre, traînant aux gémonies les dieux dont la caution ne lui était plus nécessaire, c'est l'esprit de concurrence prônant en temps de guerre la discipline rutilante des armées, le défoulement orgiaque et sanglant des combats, et en temps de paix les vertus guerrières du sport, de la chasse et du «ôte-toi de là que je m'y mette» qui, jusq'à présent, fait fonction de norme sociale.

On sait comment le travail de consommation obligatoire a tourné en persuasion mensongère la violence autoritaire de la production, à quel point les loisirs rentabilisés ont «offert» au corps brisé de fatigue les onéreuses prothèses du confort et des plaisirs surgelés ; combien, enfin, l'image trompeuse de la jouissance résiste mal à la réalité qu'elle abuse.

Tandis que l'affairisme des stades d'olympiades sert au défoulement d'une soldatesque militante - selon un principe concurrentiel tévélé dans sa pure fonction destructive (et ce qui vaut pour le football vaut semblablement pour les compétitions scolaires, les concours littéraires et musicaux) -, les enfants revendiquent aujourd'hui le plaisir de jouer sans l'angoisse d'avoir à perdre ou à gagner.

C'en est fini des rancoeurs de l'animalité opprimée, de cette animalité qui tue et dont se réclame non l'amateur de gibier qui prend le fusil pour inscrire un perdreau à son menu mais le chasseur sportif, celui qui songe bien moins à garnir son assiette qu'à assouvir son instinct de mort en prouvant son pouvoir sur tout ce qui bouge.

En attendant que le déplaisir de tuer une bête pour la manger disparaisse avec nos habitudes carnassières ou découvre une de ces solutions que le changement de société apporte - comme la menace de surpopulation terrestre, après avoir trouvé des remèdes pires que le mal, guerres, famines, épidémies, trouve son préservatif dans le choix qui s'ébauche aujourd'hui de n'avoir d'enfant que désiré passionnément et pour son propre bonheur -, il est réconfortant que la cruauté du sport cynégétique laisse place à ce qu'il réprimait de plaisir ; l'errance, la patience de l'affût, l'adresse se trouvent désormais plus agréablement employés à approcher, observer et photographier les animaux dans leur milieu naturel.

Il n'y a de mort humainement acceptable qu'en l'instant où la vie accorde un repos à son oeuvre de perpétuelle création.

La mort dénaturée

La mort a été saisie par la dénaturation dans le même temps que l'eau, la terre, l'air, le feu, le minéral, le végétal, l'animal et l'humain étaient frappés par la pollution marchande. A la fin naturelle des êtres et des choses s'est substituée une mécanique sociale où, sous le prétexte d'échapper à la mort aléatoire des bêtes, la vie était réduite à nier si misérablement qu'elle en venait à implorer son trépas comme une grâce.

L'obligation, pour assurer un travail de survie, de renoncer à ses désirs nourrit quotidiennement un cadavre qui n'a guère de peine à prendre prématurément la place du vivant. L'acte de décès est le plus souvent un constat d'usure qui a force d'assassinat légal.

Que l'art médical et quelques conforts ménagés à la survie aient enrayé le progrès des épidémies, de la sénélité, de la mortalité infantile, de maladies hier encore incurables, est-ce une raison pour méconnaître que la mort, telle que nous la subissons, est l'effet d'un manque à vivre, d'une inversion dans l'ordre des priorités existentielles ?

Si victoire il y eut, ce fut la victoire de la mort socialisée sur la mort actuelle. Mais qui, en dehors des agonisants, se soucierait du prodigieux avancement de l'euthanasie ? Il me suffirait d'une vie où la mort ne soit qu'un long sommeil après l'amour.

Désacralisation de la mort

La mort s'est détachée comme un fruit sec de l'arbre des dieux défunts. Les Parques ne sont plus que la raison sociale d'une filature où chaque destinée s'étire, se tisse et se rompt selon l'ennuyeux va-et-vient des affaires courantes. Y a-t-il trépas plus banalement ressenti qu'en ce claquement de porte sur les doigts d'un désir qui tentait de sortir pour battre un peu la campagne à son gré ? A s'étaler dans l'ennui, la camarde a perdu de sa coutumière fulgurance, son horreur s'éteint le plus souvent dans une grande lassitude. Elle est l'amertume sur les lèvres du plaisir, la sueur d'une activité fébrile et vaine, le coup de froid des amours qui se défont par défaut d'attention.

C'est un air connu que la passion qui ne va pas à l'amour va à la mort. Comment prendre le temps d'aimer quand le temps appartient au stress, au rythme de la machine qui casse le rythme biologique, noue les muscles, coince les émotions et brise le coeur ? Se résigner au travail, c'est se résigner à mourir dans la familiarité morbide d'une agonie quotidienne, c'est s'appliquer cette peine qu'ont supprimée de leur code les nations de moindre barbarie.

Nous sommes encore de ces générations qui se débattent contre la mort, faute de se battre pour vivre chaque jour comme si chaque jour fût une vie entière. Or se dresser contre elle, c'est la dresser contre soi et en dernière analyse prendre, contre la volonté de vivre naturellement présente, le parti de la dénaturation et de l'anéantissement.

Hic, nunc et semper

Le retour à la nature ne signifie pas la régression à l'état animal. Les hommes n'ont à mourir ni de la mécanisation du corps ni de son abandon aux rigueurs et aux dangers de son environnement.

Je ne vois d'autre antidote à la mort dénaturée que l'humanisation de la vie quotidienne.

Aborder chaque jour comme s'il allait contenir la totalité de l'existence, intensément ou médiocrement vécue, me paraît une disposition dans laquelle la destinée individuelle prend, en connaissance de cause, le pari le plus sûr de se réaliser.

L'important n'est pas, quoi que l'on pense, la réussite ou l'échec d'atteindre un but mais presque l'oubli de la cible dans la vibration du geste et de la flèche ; une obstination à recréer chaque matin la naissance du temps, à bondir du plaisir cueilli au plaisir à semer, avec tant de sincérité dans l'allégresse ou la mélancolie qu'on est encore à s'émerveiller quand vient le soir, ou le sommeil de la mort.

Le propos, on l'aura compris, n'est pas de vivre mieux que les autres mais de vivre simplement dans l'alchimie de ses désirs. La jouissance n'a pas de gage à offrir à l'esprit de concurrence et d'émulation, à peine de se renier. Elle va son chemin comme si elle était seule au monde, et que le monde soit à elle seule la convainc d'une force qui porte en soi la plus authentique des révolutions.

Ce qu'il entre d'énergie dans l'attrait des jouissances appartient à la création, non au travail ; à la relation affective, non plus au rapport marchand ; à la civilisation faite pour l'homme et non à la civilisation qui l'économise.

A chacun sa poésie, qu'elle se prenne à la brume sur les bois, aux caresses de l'amour, à la première gorgée de café, à la beauté d'un art, aux hasards du jeu, à l'éveil des consciences, aux joies de la danse, de la rencontre, de l'amitié, à trois notes sur un air de rêverie, à tout et à rien, pourvu que le corps se sente en harmonie avec ce qui vit, qu'il s'imprègne de cette plénitude que seule accorde de la gratuité des plaisirs.

En tout moment offert au vivant, il y a l'éternité de la vie. C'est ainsi qu'à travers Hypérion, Non piu di fiori. Le temps des cerises et le parfum d'un tilleul renaît sans cesse, comme à jamais arraché à la mort, celui qui jadis l'a écrit, composé, planté, avec la grâce de l'offrande à soi, qui est l'offrande à tous.

 

Chapter 4 "La materia prima et l'alchimie du moi"

Création contre travail

L'acte de créer est à l'humanisation de la nature et à la vie ce que le travail est à la dénaturation et à la mort programmée.

La lecture accélérée des évidences place désormais au rang de banalités un constat hier encore révoqué en doute : l'exploitation économique a mené les hommes et leur milieu aux limites d'une survie dont l'apogée coïncide avec la chute.

L'histoire de la marchandise et l'histoire des hommes qui la produisent est une seule et la même ; elle se fait en défaisant ceux qui la font.

Nous voilà prévenus et, sinon rassurés, du moins prémunis contre tant de terreurs ressassées de siècle en siècle et que nous savons inhérentes à un système dont les mécanismes ont perdu leur caractère inéluctable. L'apocalypse appartient au passé et au sinistre cortège de ses horreurs cycliques. Le véritable Déluge n'a jamais été, parti des premiers remparts de Jéricho, que le déferlement des valeurs marchandes ensevelissant les valeurs humaines sous les eaux glacées du profit.

Les hauts lieux de la vie, que n'arasèrent jamais les vagues successives de la conquête marchande, servirent longtemps de refuge à ceux qu'affligeait la routine des affaires et des passions stipendiées. Ces îles qu'un lent reflux révèle à leur nouveauté sous les noms anciens d'amour, de générosité, d'hospitalité, de jouissance, de créativité désignent aujourd'hui les vrais chemins d'une présence humaine sur la terre. La révolution n'a été jusqu'à présent que le changement de décor dans la séculaire mise en scène de l'économie. Je ne pressens de révolution authentique que dans l'aménagement quotidien et individuel d'un paysage humain.

Il aura fallu l'Amazonie incendiée, la couche d'ozone déchirée, la terre blessée, le souffle irradié de l'air pour découvrir sous la nature informatisée, comptabilisée, dépecée à l'aune de sa valeur d'échange, une autre nature, qui offre ses ressources et sa force à qui dédaigne de les lui arracher pour une poignée de dollars.

L'environnement change parce que se modifient le regard, l'oreille, le toucher, le goût, le sentir, la pensée, l'attitude si longtemps emprisonnés dans la seule perspective du pouvoir et de l'argent. Ainsi dans l'ennui et la grisaille d'un univers en déclin surgit la passion de renaître au sein d'une planète et d'une existence si bien connues par ce qui les tue qu'elles demeurent au simple regard de la vie comme neuves et inexplorées.

Misère de la création économisée

Les oeuvres de l'art et de l'invention technique sont nées le plus souvent dans les tourments d'une créativité refoulée et qui n'avait pour s'exprimer que les rages du défoulement. Alors que la joie créatrice naissait, par transmutation, de la violence des pulsions élémentaires et chaotiques, la nécessité de produire a changé l'opération du Grand-Oeuvre en un douleureux enfantement, en une malédiction qui paie chèrement la gratuité des dons de nature.

Ce n'est pas assez que le créateur, qui est un et chacun, doive renoncer à se créer soi-même dès l'enfance, quand la quête de la jouissance lui est interdite, il faut encore que son génie inventif se brise sous la contrainte et s'abâtardisse en de laborieux efforts. Pour quelques heureuses découvertes, combien d'inventeurs condamnés au silence, voire à la mort, parce que l'objet de leur recherche contrariait la loi du cui prodest. «à qui cela peut-il rapporter» ? Combien de savants complaisants vendus au pouvoir ? Combien d'artistes prématurément usés et prolétarisés à force de descendre dans l'arène sociale pour solliciter les applaudissements, subir le jugement du mérite et du démérite, polir un label de concurrence à l'égal des hommes d'affaires, des bureaucrates, des politiques et autres courtisans du marché spirituel et matériel ?

Pourtant il arrive que l'élan créateur, si corrompu qu'il soit sous le joug du travail, garde l'empreinte du corps où il a pris naissance. Etrange résurrection : des oeuvres continuent de nourrir les vivants bien après qu'ont disparu ceux qui les abandonnèrent au cors caricieux du temps. A qui sait recréer la vie qu'il porte en lui, une vie éternelle est accordée. Les autres, dont l'ambition se contentat de la gloire, ne seront jamais qu'un nom dans les catalogues de la mémoire.

On ne crée rien sans se créer soi-même

La fin des vanités, ou pour le moins des moyens qui prêtaient aux renommées un crédit à long terme, a l'avantage de renvoyer la créativité à sa vraie nature, qui est la jouissance de soi s'affirmant dans la jouissance du monde.

La voici reconnue à la simple et multiple dimension de l'humain : volonté de vivre et non volonté de puissance ; authenticité et non paraître ; gratuité et non esprit de lucre ; pulsation des désirs et non pensée séparée ; don et non échange ; effort s'abolissant dans la grâce et non contrainte ; coeur de l'instiable et non de l'insatisfaction.

Tout empêtrée qu'elle demeure des emprises du travail, elle ouvre peu à peu les portes de l'enfermement économique, elle laisse courir la poésie faite par tous, elle encourage le gai savoir dans la diversité de ses libertés de chanter, de composer, d'écrire, de jardiner, d'étudier, de rêver, de danser et d'inventer un monde sur les ruines d'un monde saccagé par l'empire de l'exploitation progressive. Quand elle se contenterait d'extirper de la conscience la croix d'infortune que la nécessité d'amasser de l'argent et de dominer a plantée dans la volonté de vivre à son gré, elle aurait fait plus pour le bonheur de l'humanité que la somme des révolutions qui en programmèrent l'espérance.

Sans doute le temps est-il venu de reprendre aux dieux cette création du monde qui leur fut si abusivement confiée, et dont ils ont fait si piètre usage. La création n'appartient qu'aux hommes, en dépit de leur résignation quotidienne à s'en dépouiller au profit du travail. Elle leur apparaîtra de plus en plus comme leur incontestable privilège.

La sotte idée leur est passée, aujourd'hui, de prier à rebours, de remercier Dieu de leur accorder un pain qu'ils avaient produit et gagné à la sueur de leur front. Tant de richesses humaines jetées en pâture au néant incitent enfin à se tourner vers soi, non par présomption et dans la vanité de cet individualisme où l'individu se nie, mais par goût de créer et de se créer.

La réconciliation avec la nature à sauver est inséparablement réconciliation avec soi, avec le créateur naissant découvrant son salut n'importe où en dehors du travail. Dans la création se fondent lentement la véritable unité du corps, la symbiose de l'être de désirs et de la nature terrestre, la grande concordance du vivant qui abolira le règne de l'esprit et de la pensée séparée.

Le chômage est un travail en creux

Le travail n'est pas ce qu'il importe de défaire ; il se défait de lui-même, il s'épuise en épuisant l'homme et les ressources naturelles. Mais la servilité, l'inintelligence, le manque d'imagination que continuent de propager, dans les comportements et les consciences, le souvenir de son utilité passée et l'angoisse de son inocuité présente, voilà la vraie calamité d'une économie moribonde, qui conduit la totalité du monde à la mort sous le drapeau du réalisme et de la rationalité.

La force du travail tient surtout à la faiblesse et au mépris de soi qu'il perpétue, mais quelle redoutable puissance et comme on en peut mesurer les néfastes effets sur cette catégorie sociale que les milieux populaires appellent chômeurs et les milieux d'affaires «sans-travail» : Quelle tare d'être privé de ce qui vous prive de la vie.

Sous le label péjoratif qui le coiffe du chapeau de la pitié et de la dérision, le chômeur n'est plus rien, car il est bien entendu que ce qui fait l'homme, c'est le travail. Il était bête de somme, avec la garantie de l'étable, le voilà chien errant. Il tenait des vertus du labeur le droit de revendiquer un salaire ; qu'il ne se fatigue plus le ravale à une manière d'état immoral où il sied, pour mériter l'aumône, de baisser la tête, de se taire et de se montrer discret sur l'agrément, tout de même, de ne plus perdre ses jours en fatigue et en ennui.

Mais telle est l'imprégnation maladive du «devoir» que le chômage est vécu comme un travail à la porte de l'usine, même si dehors et dedans règne la même inutilité, à ceci près que l'une est salariée et l'autre pas (les secteurs rentables, on le sait bien, appartiennent à la bureaucratie et à la production de biens sans usage, alors que l'agriculture et les industries couvrant les besoins primordiaux sont condamnées).

Par le vide que provoque et que compense son activité frénétique, le travail agit à la façon d'une drogue. Le salaire garantit la régularité d'approvisonnement, son absence l'interrompt, provoque un manque et jette dans l'affolement, le désespoir, la panique.

Or s'il est vrai pour qui garde les yeux sur l'horizon terne de la survie, que les allocations de chômage n'annoncent pas le printemps, il faut avoir l'aveuglement de l'intoxiqué pour dédaigner la richesse d'un temps soudain libre d'obligations, pour hurler à l'embauche comme un morphinomane à la lune au lieu de battre le briquet de sa propre créativité et d'entreprendre collectivement cette tâche - jugée impossible parce que le préjugé économique l'interdit -, la création du gratuit.

L'imposture du travail nécessaire est la plus lente et, partant, la plus consolante et la plus cruelle manière d'en finir avec la vie. Il y aurait du pathétique dans le laisser-aller suicidaire des foules - fluant et refluant au rythme d'une machine qui tourne à vide, tandis que la capital est à l'affût de faillites où s'investir -, n'était le ridicule où elles s'enferrent en mourant de soif auprès d'une fontaine.

La misère volontaire et navrante des travailleurs et des sans-travail excipe de sa bêtise fondamentale dans des manifestations de grévistes tournant à l'arrêt de travail en un vrai travail de contestation au point de faire suer les rues d'ennui. La belle imagination que d'entraver l'acheminement du courrier postal et de paralyser les transports en commun pour le désagrément de tous quand il n'y aurait que les instances dirigeantes - maffiosi d'Etat à qui les droits sont payés et qui refusent de les redistribuer en salaires - pour s'attrister qu'arrivât à son destinataire une lettre exemptée de son timbre et que trains, métros et autobus fussent mis gratuitement à la disposition du plus grand nombre.

La gratuité effraie parce qu'elle est naturelle. Mais qui aurait aujourd'hui des raisons de s'inquiéter si les mécontents de la hausse des prix et des baisses salariales s'avisaient de ne plus payer pour se déplacer, se loger, se nourrir, s'exprimer, se rencontrer, communiquer, s'amuser et se réconforter ?

La reconversion écologique de l'économie est une transition prévisible vers l'ère de la nouvelle cueillette.

L'investissement écologique offre une dernier sursis à l'économie

Le paradoxe du totalitarisme économique, dont la logique conduit au génocide planétaire, c'est qu'il se condamne à disparaître selon la loi d'un profit dont l'avidité lui enjoint par ailleurs de se perpétuer.

L'exploitation de la nature obéit à un principe de mort : elle transforme le vivant en marchandise et fonde un empire où les hommes ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. L'au-delà du Styx n'a jamais été que l'en-deçà de la terre.

En revanche, l'appât du gain, cause première d'une inéluctable mise à sac, a horreur du néant, il sait prolonger la durée d'un privilège, éviter de tuer la poule aux oeufs d'or, épargner le vif parce qu'on ne tire plus d'un cadavre que la peau et les os.

Ainsi, l'économie découvre, au rythme accéléré du désert qu'elle propage, l'occasion de survivre en reconstruisant ce qu'elle ne peut détruire plus avant sans perdre sa rentabilité et son crédit.

L'alternative à laquelle est confrontée le système économique se situe entre l'arrêt de mort et le sursis. Ou la civilisation marchande atteindra son néant en anéantissant ceux qui l'ont engendrée ou elle s'éteindra dans la dernière plus-value que la restauration de la nature lui accordera.

Les énergies naturelles et le programme d'assainissement de la terre offrent à la fois un débouché à la rentabilité que menacent fondamentalement le viol et la pollution des ressources, et une chance à la créativité brisant le joug du travail et préparant l'ère de la gratuité.

Mieux l'économie jettera dans l'investissement écologique le crédit déclinant de ses forces ultimes, plus aisément se déjoueront les pièges de la marchandise et plus proche du corps et de la conscience sera la réalité d'une civilisation radicalement autre.

La création locale du milieu de vie

Rien ne devrait s'entreprendre aujourd'hui de grand ou de petit qui ne se pénètre de cette banalité nouvelle : l'idéologie du travail a imposé la réalité d'une nature taillable et corvéable à merci, où rien n'est obtenu qui ne se prenne par force. Le changement de perspective, perçu par un oeil lassé de n'avoir plus à contempler que laideur et ruines, dévoile une autre nature dont la matière première offre, sans contrepartie, et ses ressources et l'ingéniosité d'en user sans les épuiser jamais.

Ce qui s'esquisse dans les mentalités et les comportements laisse présager l'émergence d'une phase transitoire entre la débâcle de l'économie et une civilisation de la créativité, entre le travail et la création, la prolifération marchande et l'abondance naturellement suscitée, l'homme abstrait et la jouissance de soi, l'exploitation mrachande et la nouvelle cueillette.

Qui s'attaque désormais au gâchis des planifications étatiques et aux ordres «venus d'en haut» ? De petites collectivités locales, des villages, des quartiers, qui n'hésitent pas à porter la défense de leur environnement jusque sur la table des débats internationaux, dénonçant le dépôt de produits toxiques, interdisant les industries polluantes, exigeant des solutions de remplacement.

Là naîtront peut-être les premières mises en oeuvre d'énergies éolienne et solaire qui briseront le monopole public et privé des sociétés productrices de gaz et d'électricité. Le développement de l'agriculture biologique y pourra supplanter la production de nourritures frelatées, recycler naturellement les ordures, empêcher la fabrication de matériaux dont les déchets ne soient pas reconvertibles.

Ouvrir la ville à la nature

Il s'agit, ni plus ni moins, de créer un milieu naturel à la fois affectif et nourricier. C'est un projet sur lequel l'agriculture concentrationnaire, de ses origines à son prolongement industriel dans l'urbanisme moderne, a jeté l'interdit, séparant les hommes de leur nature et les enrôlant dans une guerre menée contre eux-mêmes et leur environnement.

Nous en sommes à la léthargie des villes mortes. Le labyrinthe, laissé jadis à la dérive du promeneur, a fait place à de grandes avenues quadrillées par l'ennui, à des remparts de béton où la tête se cogne avec les résonances du crime, car désapprendre à vivre, c'est apprendre à tuer. Imagine-t-on quelques rues piétonnières et la multiplication de zones de verdure sauver de l'étouffement un tissu urbain reproduisant l'agencement des supermarchés, où la nature ne pénètre que sous emballage plastifié ?

Humaniser la ville, c'est assurer son accès aux ressources naturelles. Les glacis isolant les derniers quartiers où il fait bon habiter et flâner appellent à un véritable défrichement. Les bâtiments de l'inutilité étatique, bureaucratique, militaire, financière, policière, religieuse, les terrains vagues, les places publiques, les rues et les boulevards viciés par le gaz d'échappement des voitures, tout cela ferait de beaux jardins potagers pour l'agrément de tous, en attendant mieux du génie créatif qui s'y pourrait exercer.

Il n'y a pas d'autre manière de se débarasser du travail que de restituer à la créativité individuelle une confiance qui lui a été, jusqu'à présent, sinon refusée, du moins mesquinement mesurée.

Ce qui doit désormais guider toute recherche, c'est, à l'inverse de l'inertie dominante et du conditionnement de l'argent, la création d'une gratuité naturelle dont les énergies douces offrent un premier modèle. La fin de la production salariée et de la consommation forcée implique la fin de l'exploitation de la nature et la mise en pratique d'une nouvelle cueillette, seule entreprise qui puisse rendre à la richesse des découvertes techniques une efficacité réelle et un sens véritablement humain.

Du travail à la création

Pour que la création supplante le travail, il faut que se substitue à l'économie de dénaturation une économie prête à tirer ses derniers profits de l'assainissement de la terre et d'une production d'énergies douces.

Le passage graduel des usines aux ateliers de création aura du moins l'avantage de révoquer en doute le préjugé qui assimile la gratuité à un cadeau insolite et incongru, à un vice de forme dans le procédé des échanges, à l'immorale rétribution du fainéant. On retrouve là l'assimilation du plaisir à un dédommagement du travail fourni, à la récompense des dieux, au repos du guerrier, au relâchement du corps.

Les artistes, qui passèrent longtemps pour les seuls créateurs, n'ont jamais ignoré quelle somme de déconvenues et d'efforts réitérés compose le patient alliage de l'inspiration. Le don d'écrire, de composer, de peindre, de jardiner, de caresser, de rêver, de voir, de goûter, de changer le monde et la vie ne tombe pas du ciel, il est la gratuité qui se crée, s'extirpant du magma pulsionnel, se traînant d'échecs en recommencements pour éclore un jour ou l'autre dans la grâce d'un moment heureux.

Seul un acharnement constant permet de créer cet accomplissement de soi d'où découlent tous les bonheurs de créer. Mais tant de fiévreuse obstination ne laisse jamais de se confondre avec un travail. Il n'y a pas d'enfer de la création car elle est à la fois la jouissance et la poursuite de la jouissance, le mouvement et son but. La rage de ses désirs inassouvis ne se mue pas en ce réflexe de renoncement qui est l'essence même du travail, elle reconstruit de plus belle ce qui s'était écroulé.

A peine de se perdre, la création n'obéit pas à la contrainte, elle est poussée par la force irrésistible et souvent discordante des désirs. C'est là qu'elle se bat sans se perdre, s'accroissant de ce qu'elle donne, à l'inverse du travail qui s'exerce en usant et épuisant. Car elle émane d'une nature offrant ses richesses à qui sait les recueillir, non d'une nature violée par l'oppression et la gloire de l'argent. On travaille contre soi et contre les autres. On crée pour soi et pour le plaisir de tous.

Création et dépassement

L'intelligence expérimentale qui inventa le feu, la roue, la barque, l'outil s'est inspirée de l'exemple de la nature pour en parfaire la substance. De l'abri sous roche à la maison hospitalière s'inscrivent les différents stades d'un dépassement du ventre maternel ; la cuisson du pain, la fermentation de la bière, le génie des sauces et du repas chaud traduisent l'affinement culinaire du primitif besoin de se nourrir. Tout le processus de création - brisé et discrédité par la nécessité de produire - s'est opéré dans le génie, spécifiquement humain, de dépasser les pulsions animales et de solliciter du milieu ambiant les ressources utiles à l'oeuvre de perfectionnement. La création de soi prend ses forces dans la nature qui se crée pour la recréer à l'image de la nature humaine. Ces forces, sans doute perceptibles encore au début de l'ère économique, les premières religions s'empressèrent de les transformer en esprits élémentaires, dont elles peuplèrent les sources, les forêts, l'air et les profondeurs de la terre, les travestissant en divinités hostiles dont il convenait d'acheter les faveurs par de sanglants sacrifices.

Au-delà du gâchis des séparations - de cette tête en perpétuel conflit avec l'énergie libidinale et qui ne laissait à l'individu que la portion congrue de ses capacités mentales, affectives, musculaires, pulsionnelles, physiologiques - la totalité du corps apprend aujoud'hui à s'investir dans la création conjointe de la destinée individuelle et de son environnement. Et c'est comme si la vieille fatalité, qui enseignait à se plier aux décisions divines, se changeait en une fatalité d'avoir à ordonner pour une grande plénitude le chaos pulsionnel de la matière vivante, substance, inséparablement, du corps et de la nature. L'amor fati se fait insensiblement fatum amoris.

Celui qui désire est lui-même le dieu qui exauce.

 

Chapter 4 "La materia prima et l'alchimie du moi"

L'alchimie du moi

L'alchimie du moi est la création consciente de la destinée individuelle.

La rationalité inhérente à la pratique mercantile a rejeté l'alchimie traditionnelle dans une nuit où elle a longtemps brillé des feux d'une science secrète. Pourtant son langage parallèle et ses opérations se sont le plus souvent bornés à transposer le processus économique dans un champ de cohérence où le sel de la terre engendre l'or et l'esprit céleste. Quand ils ne cherchaient pas à s'enrichir, les alchimistes du passé ambitionnaient la puissance qui commande aux êtres et aux choses (à l'exception des plus discrets, qui abordèrent sans doute aux rives d'une réalité autre).

L'alchimie dénaturée

En un sens, particulièrement vulgaire, l'alchimie se trouve aujourd'hui en état de réalisation permanente. La transmutation du plomb en or et de la matière libidinale en intellectualité s'effectue désormais par un traitement hygiénique de l'ordure et de l'excrément que l'opération dite de marketing épure, approprie à la consommation et transforme en un chiffre d'affaires. Ce qui reste du Grand-Oeuvre s'est ramassé dans un produit promotionnel de haute valeur d'échange et de qualité nulle.

Un sort si dérisoire ne suffit pas à réhabiliter l'oeuvre du docteur Faust, qui entérine la dissociation du corps et de l'esprit, telle que l'impose la dualité du travail manuel et intellectuel. Ce qui est ainsi nié, c'est une alchimie naturelle du corps, spontanément et originellement fondée par la conception de l'enfant dans le matras maternel et que l'ardeur amoureuse fait naître au monde pour cette universelle transmutation qu'est la réalisation de l'humain.

Un préjugé toujours en honneur soutient que chacun tire sur la comète des plans de réussite et de bonheur que les dieux de la fatalité déjouent malignement. Nous savons qu'une telle fatalité n'existe pas en dehors d'un ordre de choses séculairement imposé à la terre et aux hommes ; un ordre de choses maintenant si désuet et si fragile qu'il ne se maintient plus qu'à la faveur d'une obédience résignée, par l'inertie des moeurs et des comportements acquis machinalement.

La rupture entre ce que le vivant décide envers et contre tout et l'économie qui décide pour lui a définitivement perdu le mystère où elle se perpétuait sous couvert de malédiction éternelle. L'alchimie de la création et de la jouissance de soi a été entravée et inversée par une civilisation où le travail gouverne les plaisirs. Chaque fois qu'il accouche du producteur, l'être humain s'interdit de naître à lui-même.

Telle est la banalité d'une alchimie involutive : notre propre substance vivante se transforme en matière morte, au prix - comble d'ironie - des plus grands efforts.

Le traitement du négatif est la dissolution quotidienne du cadavre dans le chaudron des jouissances.

Le traitement du négatif

L'expression «broyer du noir», qui se marie si bien au bilan et à l'examen critique d'un monde programmé pour dépérir, traduit exactement la finalité négative d'une existence enfiévrée par l'argent, prise au piège d'une enfance morte, au milieu de ses désirs pourrissants.

Comme en toute alchimie, ce qui est au-dedans est aussi au-dehors. Une humeur bilieuse aigrit le teint tandis que les fumées nocives éteignent l'irisation des forêts ; le cancer englobe l'arbre et le bûcheron. L'amertume et l'agressivité ont souillé de telle sorte les gestes et les pensées que la nature passe parfois pour répondre par une manière de réplique impitoyable à son pillage organisé, comme si elle s'ébrouait, en soubresauts de catastrophes écologiques, d'une vermine assez stupide pour préférer à la vie le profit qui la pollue. Saisi sous l'angle de l'économie irrémédiablement dominante, l'individu, la société, la terre sécrètent un unanime esprit de mort. En l'occurrence, la phase négative ne prend pas, comme dans l'alchimie traditionnelle, le sens d'une fermentation d'où sortira la positivité de la pierre philosophale. Ce sont seulement des états poisseux suscitant partout la «poisse», fabriquant au coeur de la planète et de l'homme une identique vocation du malheur.

A l'orientation qu'ils prêtent le plus fréquemment à leurs rêveries, à leurs prédictions, à leurs prophéties, on peut juger des intentions que nourrissent envers eux-mêmes ceux qui s'appellent complaisamment «mortels». De ces scénarios qui à tout instant s'élaborent dans l'esprit, combien ne vont pas au pire, combien ne misent pas principalement sur les cartes de l'échec et de la déconvenue ? Et s'il arrive qu'un débordement soudain d'optimisme leur fasse entrevoir l'heureuse issue d'une entreprise, c'est avec une réserve certaine, une intime réticence. Il est rare que le coeur fasse le poids pour contrebalancer l'infortune irrémissiblement supputée.

Croire aux présages, bons ou mauvais, comme signes d'une quelconque fatalité, n'est-ce pas déjà abdiquer devant le grand incontrôlable et s'acheminer vers un déclin ? Car il est bien vrai que se disposer à tant de désenchantements ne tourne pas les événements dans un sens qui vous soit favorable.

Nous qui désirons sans fin

Y a-t-il de la présomption à estimer qu'une énergie qui concourt à la destruction conjointe du moi et du monde peut en quelque sorte pivoter sur elle-même et prendre avec la même fermeté et avec plus d'agrément la direction de la vie à créer ? J'ai le sentiment qu'à rêver intensément d'un bonheur qui me comblerait, il se mêle à mon désir une façon d'aller de soi qui le favorise, une manière de es muss sein arraché aux dieux et rendu à l'attraction universelle du vivant, une fatalité où le tourbillon des plaisirs et des déplaisirs entre dans les effervescences de la vie et jamais dans la fatalité des jouissances mortes. Là, nulle place pour la fatuité, la réussite, l'échec, la compétition.

Pourtant, rien n'est plus malaisé que ce retour sur soi et à soi dans lequel le monde inversé se renverse. Je sais trop combien le goût de vivre est mis sans cesse en demeure de faiblir et d'abdiquer pour négliger l'importance que devra revêtir dans les années à venir l'apprentissage de l'enfant selon le principe du plaisir.

L'attention qui s'attache aux jouissances de chaque instant nourrit plus sûrement la volonté de vivre que toutes les objurgations de l'intellectualité. Ne percevoir dans les circonstances que les agréments que l'on y peut cueillir instaure une priorité où l'omniprésence du travail disparaît, où sa nécessité se réduit à un ensemble de gestes mécaniques accomplis sans qu'il soit besoin de s'y jeter à corps perdu. Si le coeur est ailleurs que dans sa perdition, il a de quoi se sauver et sauver ce qui est le coeur de la vie : l'exercice du plaisir où l'on s'obstine à désirer sans fin, quelque obstacle et revers qui s'y puissent opposer.

L'épreuve est le temps d'éclosion des jouissances

L'affinement des désirs comporte des épreuves qui ne laissent pas d'évoquer, dans le courant courtois, les prouesses du chevalier pour l'amour de sa dame. Encore faut-il dépouiller l'épreuve du sens économique que lui prête l'esprit chevaleresque. La vérité passionnelle n'exige aucune preuve de bravoure ou de mérite particulier ; surtout, elle exclut le renoncement, le sacrifice et cette répudiation de soi par laquelle le chevalier servant accède au pouvoir, au salut de l'âme, à la pureté spirituelle que l'amante paie de ses faveurs.

Autant la patience est odieuse dans la résignation et le goût de la souffrance, autant elle découvre sa nature positive dans la quête des jouissances et des désirs affinés. Les obstacles y sont à la manière du rocher pour la saxifrage quelque chose qui se brise, se contourne, s'englobe, se digère, devient un élément de la passion. La patience décante la violence du désir, l'affine et la renforce dans le sentiment d'une irrésistible progression. C'est l'apprentissage de chaque instant que d'éviter de changer en désir refoulé un désir en suspens. L'épreuve est l'inévitable dragon du négatif sorti des profondeurs du moi et que l'absence et l'ignorance de toute peur amadouent et transforment en appréciable compagnon. Ainsi l'être de désirs restitue à la réalité de la vie la vieille imagerie du chevalier errant seul entre le diable et la mort.

L'affinement pulsionnel, base d'une société nouvelle

Il n'y a que le fil des plaisirs tramant le quotidien qui vienne à bout du négatif comme l'araignée de la mouche.

Il ne s'agit pas de renoncer aux conforts et agréments que la marché du bien-être met à la disposition de quiconque se résigne à les payer et à subir ainsi l'inconfort de se sacrifier pour se satisfaire. Il s'agit plutôt de ne renoncer jamais, et de dépasser l'insatisfaction du plaisir consommable en créant les conditions d'une gratuité naturelle.

L'enseignement de Fourier garde ici valeur exemplaire. La réalité économique est son point de départ. Il ne condamne pas la nature dénaturée des passions, il part de leur état dégradé pour aboutir par la seule dynamique du plaisir à l'émancipation des jouissances entravées. Il part de l'économie pour la mener non à la destruction mais à la dissolution.

Ralliés au système phalanstérien, les riches y conservent leur argent, leurs privilèges, leur rang. Ils n'abandonnent rien de leurs prérogatives sociales, mais quoi, la table, la compagnie, les passions des pauvres ne le cèdent aux leurs ni en délicatessse ni en voluptés. Ceux-ci manifestent de surcroît plus de naturel, ils sont moins raides, moins compassés dans leurs allures. Peu à peu, donc, les distinctions disparaissent, la hiérarchie s'efface. Devenue souveraine, la quête d'une harmonie passionnelle fonde sur la dialectique des accords et des discords, des affections et des désaffections, des sympathies et des antipathies, des relations sociales radicalement nouvelles.

Fourier avait formé le projet de dissoudre les fonctions et les rôles dans la prédilection des jouissances. Son propos a comme seul inconvénient de naître dans un temps où le grand bond en avant de l'économie nourrissait l'illusion d'un bonheur imminent pour tous. Le développement capitaliste laissait entrevoir, comme le point du jour dans la nuit infernale de la production, une société de bien-être où le progrès technique pourvoirait aux besoins et inaugurerait le paradis sur terre.

L'espoir, parfaitement raisonnable, d'un empire marchand où le producteur s'arrogerait le droit de consommer les fruits de son travail tonitruait d'un prophétisme mieux accordé aux luttes sociales et à l'économie que la clairon phalanstérien rameutant les passions avec les accents d'un certain caporalisme et une fougue somme toute bien mécanique.

Il a fallu que se réalise enfin, dans la seconde moitié du XX° siècle, l'utopie du bien-être, imaginée par les penseurs promothéens de l'essor capitaliste, pour que l'on s'avisât que le paradis des consommateurs était un mouroir climatisé, suintant l'ennui, l'angoisse et l'insatisfaction.

Le mouvement de Mai 1968 n'a pas seulement contresigné l'acte de faillite de l'économie et du bonheur à crédit, il a principalement porté à la conscience que le minimum vital - le droit pour tous de se nourrir, de s'exprimer, de se déplacer, de communiquer, de créer, d'aimer - ne constituait pas le but final de l'humanité mais son point de départ, la matière première d'un dépassement sans lequel il n'y a de société qu'inhumaine.

La transmutation du moi contient la transmutation du monde.

Chaque individu est la terre entière avec ses désastres et ses prospérités, ses massacres et ses naissances, ses guerres et ses havres de paix, ses saisons, ses climats, ses intempéries, ses cyclones, ses secousses sismiques, ses zones humides, sèches, froides, caniculaires, tempérées.

Y a-t-il savoir plus précieux qu'en la volonté de disposer de soi en disposant les circonstances en sa propre faveur ? Se sentir en accord avec tout ce qui vit permet le plus sûrement d'apprendre à détourner les effets de la mort. Il en va du négatif comme de l'orage, si bien approprié par le génie huamin qu'un paratonnerre en épuise le danger, que son modèle a inspiré l'arc électrique et que son énergie entrera quelque jour dans les circuits de la gratuité naturelle.

Le magma d'une vie partout présente se découvre et se recrée par-delà le morcellement des catégories économiques qui en firent leur profit. Sottement imputée aux dieux et à Dieu, l'ubiquité du vivant renaît dans la nouvelle symbiose où l'individu fonde sur la jouissance l'unité de la nature humaine et de la nature terrestre. Glissant du ciel à la terre, le centre de l'univers a suivi le mouvement de l'économie céleste à l'économie terrestre ; s'il se situe désormais au coeur de l'individu en voie d'émancipation, c'est qu'une mutation s'opère, assurant la souveraineté croissante de la jouissance sur l'économie, de la création sur le travail, de l'affection sur le profit, de la volonté de vivre sur la volonté de puissance, de l'unité psychosomatique sur le corps séparé, de la nature vivante sur la nature exploitée, de la gratuité sur l'échange.

Pour la première fois dans l'histoire, le salut de la nature repose sur la volonté de vivre individuelle : la jouissance de chacun détermine, au gré d'une quête incessante, la création du monde comme totalité des jouissances à créer.

L'alchimie du moi n'est rien d'autre que l'obstination à désirer sans fin, le jeu de la satisfaction et de l'insatiable frappant de caducité la vieille malédiction du sacrifice et du renoncement.

Des plaisirs auxquels j'aspire, beaucoup ne se réaliseront pas ; pourtant, je persiste à les vouloir sans trêve, et je puise dans l'exaucement de quelques-uns la force qui nourrit tous les autres. J'ai le sentiment que, ici même et sans l'atermoiement qui fait les destinées amères, l'être de désir s'arroge lentement la puissance de supplanter l'être économique.

Peu m'importe que l'avenir me donne tort ou raison. J'aurai fondé ma ligne de vie non sur ce qui la défait mais sur une ligne de coeur qui, du plaisir recueilli au plaisir ensemencé, dessine un paysage luxuriant, le seul en somme où je me sente enfin présent.

16 octobre 1989

 

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