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Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire

Published in Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire 2000


Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

Genèse de l'inhumanité

Leur vie se brise au saut du lit comme elle s'est brisée dans l'enfance et aux aurores de l'histoire.

Fin et commencement

A quoi reconnaît-on la fin d'une époque ? A ce qu'un présent soudain insupportable condense en peu de temps ce qui fut si malaisément supporté par le passé. De sorte que chacun se convainc sans peine ou qu'il va naître à lui-même dans la naissance d'un monde nouveau, ou qu'il mourra dans l'archaïsme d'une société de moins en moins adaptée au vivant.

Aux premières lueurs de l'aube, une lucidité se fait jour. Elle montre en un instant à quel écartèlement l'histoire de tous et l'enfance d'un seul ont porté le désir d'être humain et l'obligation quotidienne d'y renoncer.

L'exil quotidien

Bien que la journée s'annonce belle, le temps est toujours à la déconvenue. La grisaille du travail ternit l'éclat des jours. Le réveil en fanfare prête à la ronde des heures une raideur militaire. Il faut y aller, quitter l'imprécision de la nuit, répondre à l'appel du devoir comme au coup de sifflet d'un invisible maître.

La morosité matinale plante le décor. Leurs yeux se dessillent sur une symétrie layrinthique de murs. Comment présumer que l'on se trouve d'un côté plutôt que de l'autre, à l'intérieur ou à l'extérieur du ruban de Moebius qui déroule en continuité la rue, l'habitat, l'usine, l'école et le bureau ?

Une fois repoussée la couette de rêveries nocturnes, pleines d'errances et de frivolités, la nécessité les cueille au vol pour les traîner vers les allers-retours d'une laborieuse destinée.

La civilisation les étrille. Les voici parés pour le parcours du combattant, prêts à conquérir un monde qui les a conquis depuis longtemps et qu'ils apprennent seulement à quitter les pieds devant.

Sans la diane qui les remet sur le droit chemin, où seraient leur morale, leur philosophie, leur religion, leur Etat, leur société policée, tout ce qui les autorise à mourir graduellement et raisonnablement pour quelque chose ?

C'est qu'il faut de la poigne pour les empêcher d'aller où bon leur semble. L'apaisement nocturne a le fâcheux effet de les rendre oublieux. Si l'habitude est, comme ils l'assurent, une seconde nature, il en existe donc une première, heureusement sourde aux injections de la routine. Tiré de son sommeil, en effet, le corps rechigne, il se débat, se cabre, s'étire et tire sa paresse en longueur. La tête a beau insister et s'obstiner, il persiste, le bougre, à n'y aller jamais de bon coeur. Peut-on mieux exprimer le sentiment que, pour emporter son coeur au travail, il faut n'en avoir plus guère ?

Sous le soleil et sur l'oreiller, la vague des obligations refoule l'écume des sollicitations voluptueuses. La douceur des draps, l'étreinte d'un bras nu, la présence de l'être aimé, l'envie de flâner par les rues et les champs, tout murmure avec une troublante simplicité : «Prends ton temps ou le temps te prendra... Il n'y a que les plaisirs ou la mort.»

Mais, dressée au calcul rapide, la raison a tôt fait de rameuter le troupeau des contraintes. Au premier temps de réflexion, la grille comptable des horaires s'abaisse, elle obstrue le passage des désirs. Chimères que tout cela !

La journée, dûment quadrillée, met au propre une réalité choisie, certes, mais choisie de mauvais gré, choisie aux dépens d'une autre réalité, celle du corps réclamant à grands cris la liberté de désirer sans fin.

Tout se passe comme s'il n'existait qu'un seul univers, le second se volatilisant dans les brumes d'une puérile féerie. Sous la trépidation des affaires, de l'activité lucrative, la porcelaine des rêves s'émiette. C'est littéralement l'affaire d'un instant.

Le soir rassemble les débris de l'homme au travail. La nuit recolle les désirs que le balai des gestes mécanisés a poussés au rebut. Elle les rajuste tant bien que mal : dix à l'envers pour un à l'endroit, du côté de l'amour s'il en reste.

A l'aube, le scénario se répétera, enrichi des fatigues de la veille. Jusqu'à ce que, jour et nuit confondus, le lit se replie sur un corps définitivement vaincu, ensevelissant dans son linceul une vie qui faillit tant de fois s'éveiller.

C'est ce qu'ils appellent la «dure réalité des choses» ou, avec un cynisme désopilant, la «condition humaine».

Ils passent la semaine à attendre que le travail s'endimanche.

Omniprésence du travail

Enfin la livrée de service du lundi au vendredi les fait aller aux loisirs comme ils vont au labeur. C'est à peine s'ils ne se crachent pas dans les mains avant d'écluser un Pernand-Vergelesses, de battre les galeries du Louvre, de réciter du Baudelaire ou de forniquer sauvagement.

A heures et dates fixes, ils désertent les bureaux, les établis, les comptoirs pour se jeter, avec les mêmes gestes cadencés, dans un temps mesuré, comptabilisé, débité à la pièce, étiqueté de noms qui sonnent comme autant de flacons joyeusement débouchés : week-end, congé, fête, repos, loisir, vacances. Telles sont les libertés que leur paie le travail et qu'ils paient en travaillant.

Ils pratiquent minutieusement l'art de prêter des couleurs à l'ennui, prenant l'aune de la passion au prix de l'exotisme, du litre d'alcool, du gramme de cocaïne, de l'aventure libertine, de la controverse politique. D'un oeil aussi terne qu'averti, ils observent les éphémères cotations de la mode qui draine, de rabais en rabais, l'écoulement promotionnel des robes, des plats cuisinés, des idéologies, des événements et des vedettes sportives, culturelles, électorales, criminelles, journalistiques et affairistes qui en soutiennent l'intérêt.

Ils croient mener une existence et l'existence les mène par les interminables travées d'une usine universelle. Qu'ils lisent, bricolent, dorment, voyagent, méditent ou baisent, ils obéissent le plus souvent au vieux réflexe qui les commande à longueur de jours ouvrables.

Pouvoir et crédit tirent les ficelles. Ont-ils les nerfs tendus à droite ? Ils se détendent à gauche et la machine repart. N'importe quoi les console de l'inconsolable. Ce n'est pas sans raison qu'ils ont, des siècles durant, adoré sous le nom de Dieu un marchand d'esclaves qui, n'octroyant au repos qu'un seul jour sur sept, exigeait encore qu'il fût consacré à chanter ses louanges.

Pourtant, le dimance, vers les quatre heures de l'après-midi, ils sentent, ils savent qu'ils sont perdus, qu'ils ont, comme en semaine, laissé à l'aube le meilleur d'eux-mêmes. Qu'ils n'ont pas arrêté de travailler.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

L'enfant

Ils élèvent l'enfant de la même façon qu'ils se lèvent chaque matin : en renonçant à ce qu'ils aiment.

Aussi longtemps qu'ils se sont obstinés à ignorer leurs secrets désirs, ils n'ont rien daigné savoir de l'enfant. Le souci majeur de guerroyer et de gouverner ne les autorisait guère à se pencher sur un aussi petit sujet.

A y regarder avec la distance des siècles, la vérité est qu'ils se sentaient surtout effrayés par cette vie toujours nouvelle, surgissant du ventre de la femme pour croître et multiplier. Le miroir de leur singularité passée leur envoyait du fond de l'enfance le souvenir confus d'une existence promise à tous les espoirs. Il y avait là une présence embarrassante que le garrot de l'âge adulte n'en finissait pas d'étouffer.

Ils ont haï l'enfant en se haïssant, ils l'ont battu pour son bien, ils l'ont éduqué dans l'impuissance, où ils se trouvaient, d'aimer la vie.

Ils ont propagé l'idée que la vraie naissance était la mort

Misère de la naissance

Alors que l'empire romain imposait son mercantilisme aux confins du monde connu, la mythologie chrétienne a su traduire avec brio l'omniprésence de l'économie. Le Dieu cyclopéen, dont l'oeil unique commandait à l'univers, n'avait pas méconnu l'intérêt d'ordonner le sort de l'enfant selon ses desseins.

Que rapporte la légende du Christ ? Qu'il est Dieu fait homme dans une grotte maternelle où règne l'harmonie entre les humains et les bêtes ; qu'après avoir reçu au berceau les dons prodigués par trois magiciens du royaume terrestre, il est condamné par son divin père à porter la croix de l'existence, qui lui servira utilement de cercueil, et à franchir la porte du trépas pour percevoir en monnaie céleste le prix de ses épreuves.

Il est Dieu jusqu'à la naissance de Dieu au-delà du tombeau. Entre les deux pôles de la gloire, une vallée de larmes détermine le cours de sa destinée. Ainsi l'enfant, chassé du paradis utéral, apprend à économiser sa vie perinde ac cadaver afin d'acquitter le droit de péage d'une survie céleste.

Remplacez l'espoir de s'asseoir à la droite du Seigneur par la promesse d'un bel avenir et vous aurez le destin du nouveau-né depuis que les lumières de la science ont dissipé l'obscurantisme religieux.

Découverte de l'enfant

Le XX° siècle n'a pas guéri de la myopie mais il a rapproché les évidences à deux doigts du nez. La lucidité ne s'en porte pas plus mal. L'enfant non plus, qu'ils ont toujours eu sous les yeux sans le voir vraiment, et qu'ils scrutent maintenant de près, moins par conviction que par force. Leur observation les confronte à ce douloureux et exaltant chevauchement des contraires dans lequel ils naissent et meurent à eux-mêmes chaque matin. L'enfant, qui fut la croix de la conscience adulte, s'est mis à la croisée des chemins comme la clarté d'un choix. D'un choix de civilisation.

L'apprentissage

L'enfant s'ouvre à la vie par la pratique des plaisirs et la pratique des plaisirs lui découvre les abords du monde. Apprendre à jouir des êtres et des choses, telle est la véritable intelligence, en regard de quoi l'intellectualité la plus brillante est la parade des imbéciles, des pauvres en teneur de vie.

Ce n'est pas une idée neuve, mais il y a loin de l'idée au désir, où tout prend vraiment réalité. Le savoir leur monte si traditionnellement à la tête à grands coups de pied aux fesses que la voie du coeur leur fait l'effet d'un détour inutile, d'une perte de temps. Du reste, comment échapper à l'efficacité très particulière du chemin le plus court tant que l'entreprise familiale et scolaire reçoit l'enfant avec un programme d'apprentissage aussi utile aux affaires qu'inutile à la vie ?

Pour quelques années encore, l'usage persistera d'arracher l'enfant au dédale des rires et des pleurs, de lui ôter le fil des satisfactions et des insatisfactions qui le guide vers un affinement progressif. Au lieu de le prendre par la main dans le labyrinthe affectif où tant de connaissances gagneraient en clarté et en profondeur, vous le pousserez par où vous êtes passés pour vous perdre, vous l'entraînerez dans un inextricable réseau de conventions morales et sociales, dans un embrouillamini de contraintes et de ruses, dans un écheveau de subtilités également propres à duper les autres et à se duper soi-même.

C'est ainsi que l'univers de la jouissance sombre dans les bas-fonds de l'inconscient. Plus tard, les psychanalystes, découvreurs de continents volontairement engloutis, joueront les pilleurs d'épaves et, ramenant à la surface des objets de désir et de ressentiment, les revendront à leurs propriétaires qui souvent n'en connaissent plus l'usage et gardent le meilleur du lot pour le souvenir.

L'inversion des priorités

Travaille d'abord, tu t'amuseras ensuite ! Tel est le leitmotiv aux allures de comptine qui descend de la tête pour rythmer militairement la marche du corps. Telle est, dans son insistance anodine, la rengaine qui orchestre la retraite de l'intelligence naissante. Et assurément, c'est une autre intelligence qui occupera le terrain sous la conduite glacée du labeur, une intelligence où le coeur compte le moins et se pétrifie le mieux.

Ils ont découvert l'enfant en suivant les traces de l'ogre.

L'enfant comme valeur marchande

Leur générosité n'est le plus souvent que l'aumône laissée par le profit à celui qui le sert. N'a-t-il pas suffi, pour que leurs nègres passent de la bestialité au statut d'être humain, qu'ils se fissent acheteurs de frigidaires, de voitures automobiles et de médicaments périmés ? Comment le prolétariat s'est-il élevé au droit démocratique de choisir ses maîtres ? Certes moins par la prolifération de ses luttes finales qu'en raison d'un marché en quête d'une clientèle massive. L'égalité doit plus qu'il n'y paraît à l'apparition sur toutes les tables de spaghettis surgelés, parfumés à l'ersatz de truffes.

Quand il advint que l'ogre du mercantilisme perçut des signes de lassitude et de satiété parmi les nations africaines et les nomades occidentaux razziant, chéquier au poing, les magasins à rayons multiples, il descendit plus bas dans l'échelle sociale afin de se mettre sous la dent une ultime nourriture.

Dans les années 50, l'enfant n'était rien qui vaille hors de la famille et du fait divers crapuleux ; un peu plus qu'un chien, un peu moins que le nègre, le manoeuvre et la femme. La vieille sagesse recommandait de le battre comme monnaie, de le façonner comme l'argile, de le durcir aux cuissons de l'épreuve, de le badigeonner de savoir pour un avenir de potiche lucrative.

Trente ans plus tard, la vente promotionnelle découvre la filière des bons sentiments en disposant les chères petites têtes en abscisse et en ordonnée. C'est à qui leur accordera le bon Dieu sans confession, une carte de crédit, un compte en banque, l'ordinateur et le fast-food, le privilège enfin de parler haut, de décider «en connaissance de cause», d'imposer une option sur le marché planétaire de la consommation.

Pourtant, l'économie, en léchant les fonds de tiroir, risque de se déboîter la mâchoire. Les spécialistes du marketing ont oublié dans leurs calculs que l'ogre succombe inéluctablement sous les coups d'une main innocente. L'offensive marchande a atteint son point d'extrême vulnérabilité en s'approchant de la source de vie.

Le trucage publicitaire qui vieillissait l'enfant en le déguisant en consommateur averti, n'a pas médiocrement contribué à le débarasser de son statut de créature inférieure. Mais pensaient-ils le saisir vraiment, ceux qui n'ayant d'autre horizon que le profit immédiat perçoivent tout par le petit bout de la lorgnette ? Supposaient-ils que l'on pût impunément l'élever en conscience pour le rabaisser aussitôt à la débilité grégaire que les consommateurs d'hier s'avisent précisément de prendre en horreur ?

Aussi quelle hâte à le confondre avec les chiens d'élevage et les chats d'appartement, même si ceux-ci ont bénéficié avec lui, et à peu près dans le même temps, d'une attention et d'un respect accrus ! Etait-il plausible qu'à l'instar des générations passées, un coup de sifflet le fit saliver, partir pour la guerre ou élire un führer ?

En outre, c'était compter sans les changements que les progrès de la marchandise ont imprimé aux comportements et aux modes de pensée. A mesure que la tyrannie familiale tombe en désuétude et que la déchéance du patriarcat met fin à la pratique de la contrainte brutale et du mensonge roublard, l'enfant distingue avec à-propos cette vérité de l'humain et de l'inhumain qui noue et dénoue les êtres entre eux et que jadis la taloche, le regard noir ou le haussement du sourcil lui faisaient rengainer amèrement.

Sous le gant de velours que la sollicitude mercantile tend vers lui, il a tôt fait de palper la main de fer, articulée pour lui arracher son écot. Louée soit la litanie «Sers-toi, prends ce que tu veux, tu paieras à la sortie» ! Rien n'aurait pu le persuader davantage du caractère odieux de tous les marchandages. Rien ne l'aura mieux préparé à propager partout le refus absolu du chantage le plus dévastateur qui fût : «Obéis, sans quoi je ne t'aimerai plus.»

Le regard sur l'enfant éclaire au coeur de l'adulte la présence d'une vie inaccomplie, oscillant entre la naissance et la mort.

La vérité nue de l'économie

Relevant l'échec d'une civilisation qui exile chacun de son propre corps, Picabia constatait : «Ce qui manque le plus aux hommes, c'est ce qu'ils ont : les yeux, les oreilles, le cul.»

Un aveuglement volontaire a prescrit, pendant des siècles, que l'on eût, pour connaître, honnir et admirer le cours du monde, à se méconnaître et à ne s'examiner que pour se mépriser. Si une génération de borgnes succède aujourd'hui à un lignage fondé en cécité mentale, sans doute est-ce moins l'effet d'une mutation de l'intelligence que d'un concours de circonstances où chacun est induit à ne démêler de voie sûre qu'en son expérience immédiate du vécu.

Il n'est plus guère de branches assez hautes pour que s'y puissent pendre ou suspendre les compagnons de la mort. Les systèmes qui gouvernaient la terre au nom du ciel se sont effondrés dans la dérision. Montrez-moi, debout sur son piédestal, une seule de ces valeurs éternelles par quoi les sociétés s'imposaient au respect en se refusant aux vivants !

Quel crédit s'attache encore aux mensonges dont l'énormité souleva, comme une vague, l'enthousiasme et la férocité des prosélytes, soutint les causes également nobles et ignobles, livra aux feux de l'extase et des tourments les hordes de militants fanatisés ?

L'économie a cessé de se dissimuler sous les appellations fantasmatiques de Dieu, diable, fatalité, grâce, malédiction, nature, progrès, devoir, nécessité, dont l'affublèrent les époques de crédulité inéluctable. Elle ne s'embarasse plus du jabot libéral ou du bleu de chauffe léniniste ; elle se moque de chausser pour quelque grand bond en avant la botte fasciste ou la bottine socialiste. Sa simplicité la dénude, son omniprésence la rend familière et familiale.

Réduite à la dernière nécessité de survivre, elle ramène à un seul la somme de ses mensonges passés : qu'il n'est hors d'elle point de salut pour la survie de l'humanité.

La fin des valeurs

Les vieux principes inculqués aux enfants se sont trouvés bien éreintés par le dépouillement progressif au cours duquel l'empire de la marchandise a révoqué en doute la plupart des valeurs traditionnelles. Foin donc du sacrifice à la patrie, du dévouement à la chose publique, de l'obéissance aux chefs, et foutre aussi de l'insoumission et de la révolte qui leur rendaient raison sur le même registre de haine et de mépris. Place à l'économie sous son vrai nom, qui est Fais-de-l'argent-et-moque-toi-du-reste.

Les années 80 mirent à la mode une manière de franc-parler qui appelait un sou un sou, louait le profit, réhabilitait la combine financière, exaltait le combat de l'agiotateur, haussait le commerce à la gloire du sport. Des équipes de penseurs audacieux restaurèrent la vertu du travail, ranimèrent le dynamisme de l'entreprise privée et ressuscitèrent un esprit capitaliste, bien dépenaillé depuis sa reconversion étatique. Vaine et éphémère prétention.

En moins d'une décennie, les noces de l'affairisme et de l'initiative individuelle n'ont laissé dans la corbeille que la crise boursière, le chômage, la dévaluation et la faillite industrielle ; modèle peu encourageant pour des écoliers qu'une politique pédagogique projetait déjà d'enrôler dans la grande armée de l'économie renaissante.

Et comme si l'évidence que l'économie ne reprendrait ni premier ni second souffle les laissait à court d'avenir, ils perçoivent confusément, dans l'enfant et dans leur propre et lointaine enfance, le point d'une existence radicalement autre.

Depuis que leurs petits ont cessé de s'agenouiller devant l'autel des exemples à suivre, parce qu'il n'y avait plus que des grimaces à imiter, ils se demandent eux aussi pourquoi ils devraient renoncer à s'appartenir, pourquoi ils se garderaient d'aborder les êtres et les choses par le seul plaisir qu'ils y prennent. Puisque, après tout, il n'y a plus ni à s'armer pour la guerre, ni à entrer dans la carrière, ni à jouer en Bourse, ni à se jeter dans des compétitions également foireuses, pourquoi se donneraient-ils le ridicule et le désenchantement de répéter par inertie les gestes qui privent de la vie et ne prêtent même plus à quelque profit compensatoire ?

Dérision du pouvoir

De tous les partis en déroute sur l'horizon éteint de la politique et des affaires, il ne reste qu'une seule faction active, celle du pouvoir. Elle n'est pas négligeable, car elle tire argument de la mort, mais la mort est en train de perdre le monopole de l'absolue conviction.

Voyez comme les maîtres de la pensée et de l'action ont pris un coup de vieux, maintenant qu'ils ne disposent plus, pour soutenir leurs ambitions, de la perche des religions et des idéologies.

Ils ont voulu calquer leur existence sur l'image télévisée qu'ils livrent à la sarcastique dévotion des foules. Ils croient fasciner encore, ils sont seulement radiographiés, scrutés par l'intérieur, exposés à un diagnostic médical qui les traite tout naturellement en malades. Ils ont beau se rajuster selon les exigences de la mode, la mode s'use à la vitesse accélérée du spectacle. La désuétude les atteint en quelques saisons. Ils jouent les renouveaux qu'ils sont déjà dans l'hiver.

Tant que le discours idéologique embuait le regard des masses, l'oeil ne distinguait pas avec une telle acuité que les célébrités médiatiques fussent à ce point du mécanique collé sur du vivant. Aujourd'hui que le souffle de l'histoire ne gonfle plus de grand air leurs mots vides, leurs gestes calculés manquent leur coup, leurs effets tombent à plat. Ils dévoilent les dessous de leur humanité ratée, exhibant sous leurs traits infatués la face ridée d'un enfant qui ne naîtra jamais.

Chefs d'Etat, de clan, de claque, policiers, patrons, politiciens, ministres, militaires, tribuns, vedettes, bureaucrates et résidus familiers de l'autoritarisme, tous ont, dans la vulgarité qui les caractérise, un polichinelle dans le tiroir, un foetus dans le bocal, un embryon desséché dans le coeur. Plus ils s'acharnent à l'exorciser, plus se révèle au grand jour leur puérilité réprimée.

Ces trépignements de la dignité offensée, ce doigt accusateur, ces pitoyables jérémiades, ce sourire sournois, cette culpabilité agressive, ce mépris du juge en passe d'être jugé, qu'est-ce d'autre que singeries d'enfants brimés, blessures ravivées du passé, maladroitement dissimulées par la gravité et le sérieux de l'adulte responsable ?

Voudraient-ils encore que l'on croie en eux ? On croirait plus simplement à leur humanité si, renonçant à traiter les hommes comme des morveux abêtis par la gifle et le mensonge, ils choisissaient soudain de préférer l'authenticité vécue aux prestiges dérisoires du paraître ; s'ils s'avisaient simplement de renaître à ce qu'ils ont gardé de vivant, si peu que ce soit.

Mais comment apprendra-t-il à vivre, celui qui n'a jamais appris qu'à s'humilier et à dominer les autres ?

La maladie est le refuge de l'enfance blessée

Les époques révolues proposaient une grande diversité d'occasion où le ressentiment d'une enfance déchirée n'avait que le choix de s'exercer. Casser du nègre, du bourgeois, du prolétaire, de l'ennemi hériditaire ou de la femelle au foyer suffisait ordinairement à endiguer la rage et la morosité qu'entretenait à l'état endémique une existence gangrénée de désirs pourrissants.

Les exutoires sont venus à manquer avec la déperdition croissante des grandes causes où leur civilisation trouvait son compte. Ils ont mis près d'un siècle à admettre que, pour une bonne part, le mal qui leur taraudait le ventre, le coeur ou la tête procédait moins de hasards de la maladie que d'une enfance sur laquelle ils avaient brutalement claqué la porte de l'âge adulte et qui frappait partout en s'étouffant.

Accoutumés à tout prendre et entreprendre par le biais du négatif, ils éprouvèrent de l'horreur à la pensée de porter la vie en eux. L'affolement les traîna de divans psychanalytiques en salles d'opérations chirurgicales. La hâte de se délivrer d'une présence pénétrée de désirs les fécondait d'une semence de mort, d'une vitalité proliférant à revers, d'une panique cellulaire, d'une fuite à reculons où l'organisme se faisait crabe, devenait cancer.

La fin du XX° siècle a mené à un désarroi dont porte témoignage la multiplication des maladies de survie. Depuis la guerre, la révolution, l'émeute, le meurtre légalisé n'offrent plus à l'inclination suicidaire le prétexte qu'elle attendait, le choix de la mort est devenu pour beaucoup comme un passe-temps quotidien. Ils se gâtent les sangs chaque matin en prenant le chemin du travail, ils ravalent leurs désirs à longueur de journée, remisent leur exubérance au placard, tordent le cou aux vivacités de l'enfance et brisent leur ligne de vie à l'endroit exact où la passion l'eût prolongée. La conscience générale y a au moins gagné une précision : il n'existe plus dans la partition du monde et de l'individu qu'une seule et même frontière, elle délimite avec une netteté accrue la zone où s'exerce le parti pris de la mort et les lieux propices à la naissance d'un style de vie.

Renaissance de l'enfant

Ils sont plus qu'on ne croit à renouer avec leur enfance, non l'enfance que tuent les gestes mécaniques et qui s'autopsie sur le divan du psychanalyste, mais celle qui revient à l'appel du désir.

Aux enfants, les leurs ou ceux des autres, ils empruntent volontiers un savoir, qui leur est d'un grand secours pour l'approche confiante d'une vie enfin acceptée dans son exubérance. Rien ne les prépare mieux à déjouer les ruses de la maladie, à révoquer surtout l'impression lancinante qu'une vie ratée n'a d'autre espérance qu'en une mort réussie, c'est-à-dire hâtée par les alcooliques dérélictions du bon vivant.

Bien que l'ordre familial demeure dans leurs attributions et qu'ils soient en devoir de l'assurer bon gré mal gré, ils répugnent le plus souvent à perpétrer sur l'enfant l'assassinat feutré dont ils furent, en leurs jeunes années, les très ordinaires victimes. Les pères et les mères se sont départis de la morgue que la tyrannie patriarcale leur imposait jadis en héritage. Ils répriment mollement, rossent peu et plutôt par maladresse, s'égosillent moins, débattent et palabrent davantage. Surtout, ils ont changé d'attitude en une matière particulièrement délicate : ils accordent désormais sans réticence ni réserve une affection qui avait toujours été l'objet d'un chantage à la protection et à la soumission.

L'enfant a senti s'émousser l'aiguillon de la contrainte imbécile, il y a gagné l'avantage d'aller plus commodément où le désir le pousse et d'exprimer à haute voix les mots que la nature murmure partout. Parmi ceux qui s'instituèrent ses maîtres et ne maîtrisèrent jamais que leur propre agonie, il réveille inopinément un appétit de vivre que les manigances du travail avaient plongé en léthargie.

N'est-ce pas merveille que de le voir papillonner à plaisir, s'emparer du bonheur dès qu'il passe à portée de la main, solliciter avec les ressources de l'ingéniosité le retour des moments heureux ? La réalité qu'il révèle est le centre d'un labyrinthe où se perdent tant de manoeuvres habiles, tant de rodomontades et de faux-fuyants. C'est l'authenticité, l'accord sans cesse recréé du corps et des désirs qui l'affinent. L'infantilisme agressif et le gâtisme plaintif des adultes n'en fut jamais que le mensonge, le «puéril revers des êtres».

L'enfant enseigne spontanément à ouvrir sans cesse les yeux pour la première fois, à distinguer la couleur d'un feuillage, à lire un paysage, à comprendre le langage des oiseaux, à saisir la grâce d'un instant - à le saisir non plus avec ce regard passé au fil de la cognée, plissé sur la mire d'un fusil, pincé par la pensée de l'éphémère et de la mort. Et c'est encore par l'enfant intérieur qu'il est donné à chacun de laisser monter en soi la sève printannière des arbres, l'ardeur sauvage des bêtes, la volupté d'une présence amoureuse d'où rien ne peut naître que d'aimable.

Etrange et imparfaite alchimie amoureuse qui, en deux transmutations successives, conçoit et fait naître l'enfant sans jamais atteindre à la troisième, où l'humanité eût pris sur elle de se créer en créant le monde.

La création falsifiée

L'acte créateur par excellence, n'est-ce pas l'étreinte de l'homme et de la femme engendrant la vie dans le matras maternel ? Fallait-il qu'ils aient honte et de l'amour et de la vie pour imputer à un Dieu céleste et désincarné l'opération la plus terrestre et l'alchimie la plus charnelle ? Quel mépris de la jouissance que les amants prennent en se prenant, quel dédain du bonheur où les corps se confondent pour se féconder - qu'un enfant naisse ou non du privilège de l'union ! A-t-on jamais vu plus bel hommage de la virilité patriarcale à l'impuissance consentie ?

De quelle imagination désaxée ont-ils tiré que le seul et vrai créateur de l'univers fût un Esprit, une semence de néant ? N'a-t-il pas fallu pour fonder un tel non-sens que la nécessité de travailler entraîne l'incapacité de créer, que le pouvoir châtre du plaisir de s'appartenir, que l'expansion de la marchandise se substitue à l'expansion de la nature humaine ?

Il n'y a d'autre genèse de l'humanité et de l'inhumanité qu'en l'homme qui s'est créé de la terre et se détruit au nom du ciel.

L'évolution interrompue

Leurs hommes de science admirent qu'en un raccourci de neuf mois l'embryon humain réitère, en passant de la conception à la naissance, le cheminement millénaire qui fit de la créature aquatique un mammifère terrestre. La suite leur fournirait plutôt des raisons de s'étonner. D'un si grand bond de l'existence thalassique à la conquête de la terre n'était-il pas légitime d'espérer une évolution de nature similaire où l'espèce humaine s'affirmerait comme dépassement de l'espèce animale ?

Quelque chose s'est apparemment détraqué en cours de route. Il n'y a pas eu de miracle humain. L'espèce animale s'est seulement perfectionnée et socialisée en se dénaturant. Le génie de l'homme s'empare de l'univers avec une technicité qui ne lui obéit pas et stérilise partout la vie. Le phénomène méritait davantage que les contorsions métaphysiques qui s'emploient à le justifier en fait comme unique forme d'évolution possible. Il est vrai que les savants, jugeant de la vie sur terre par leur propre façon de vivre, la tiennent le plus souvent en piètre estime.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

L'enfant (suite)

La naissance achevée

Il arrive que grandissant et se développant dans le sein maternel, l'enfant se trouve peu à peu à l'étroit dans la douceur de l'univers utéral. L'enveloppe protectrice le gêne, entrave ses mouvements, l'étouffe. Il se met pour ainsi dire à nager avec plus d'énergie vers la sortie, vers la naissance, vers l'autonomie.

Son impatience alourdit et encombre le corps de la mère, impatiente à son tour de se débarasser d'une présence devenue inopportune. Un accord commun préside ainsi à l'expulsion. La mère évacue l'enfant vers une liberté à laquelle il aspire, avec la violence d'une vie nouvelle. Le moment de la naissance émancipe et la femme et l'enfant, ou plus exactement les engage l'un et l'autre dans un processus d'émancipation.

Le cordon ombilical est coupé, le lien de dépendance disparaît, l'unité affective s'allège et puise dans la gratuité une force plus sereine... Vision idyllique.

Leur civilisation ne tranche pas le tuyau de perfusion, elle le durcit, l'étire, le rend cassant sous la constante menace de couper l'aide et les vivres. Elle l'entortille dans une complexité dramatique où la femme et l'enfant s'agrippent l'un à l'autre, parodient à longueur d'existence le jeu de l'assistant et de l'assisté, s'attirent et se repoussent, se mutilent à chaque velléité d'indépendance et se retrouvent en de morbides moiteurs familiales pour soigner les blessures qu'ils infligent.

L'éducation est l'adaptation à la survie

L'apprentissage en milieu animal se borne au respect de la loi qui régit la survie des bêtes : l'adaptation. L'observation d'une femelle et de son petit montre avec quelle diligence elle s'emploie à le protéger, comme elle le prépare, au sortir du cocon où il était enclos, à progresser dans un environnement périlleux. La leçon maternelle lui enseigne à se dissimuler, à bondir, à bâtir un refuge, à suivre une piste, à s'approprier un territoire, à se tailler sous le soleil et sous la lune une place enviée et éphémère.

De la supériorité si hautement affirmée de l'homme sur la bête, était-il déraisonnable d'attendre un mode d'éducation qui laissât bien en arrière la simple faculté de s'adapter ? Or, il faut en rabattre et de beaucoup.

Il n'y a pas si longtemps, il mourrait plus d'enfants dans une famille que de lapins dans une nichée. Il en meurt encore aujourd'hui sous les coups, les tourments et l'infortune de payer patente au ressentiment des adultes. C'est une ordinaire férocité qui augure mal d'un dépassement du comportement animal.

De fait, leurs écoles sont-elles autre chose que des écoles de survie ? L'enfant est mieux armé que le chimpanzé, il dispose de techniques sophistiquées et des ruses du langage mais sa destinée est la même : s'imposer parmi les forts et les faibles, s'adapter aux lois du milieu, sauver sa peau et s'auréoler de prestige. Rien de plus ; et souvent moins puisque lui est refusée la liberté naturelle d'assouvir ses pulsions.

Devenir un homme en cessant de l'être

Les contes et légendes illustrent avec assez de cruauté le sort réservé aux enfants. Des êtres naïfs, généreux, frêles et intelligents affrontent des géants puissants, redoutables, méchants et stupides. A l'issue de combats sans merci, les faibles l'emportent sur les forts. David décapite Goliath, il détache du corps musclé de la brute une de ces têtes cyclopéennes affectées au gouvernement des villes et des campagnes.

Entre-temps, les petits se sont aguerris au fil des épreuves, ils ont appris à déployer contre leurs adversaires une égale barbarie et, de surcroît, une férocité sournoise, astucieuse, cauteleuse comme celle du valet dupant son maître. Leur tour est venu de s'élever aux fonctions de roi, de géant, d'adulte. Le parcours de la jungle sociale les a mené de l'état d'exploité au statut d'exploiteur.

Que dit la moralité ? Que le plus fort n'est pas celui qu'on pense mais celui qui pense, non la violence brutale mais l'art d'en contrôler l'usage.

Les petits triomphent par l'esprit et l'esprit se paie en les faisant grandir, vieiliir, s'aigrir, en les identifiant peu à peu aux monstres qu'ils ont vaincus. Rien n'a changé vraiment, que le pavé jeté dans la mare pour y reproduire les mêmes cercles concentriques.

Quant à la richesse affective du héros, elles se ramasse dans un stéréotype, une pirouette finale : «Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants.» Autant la renvoyer dans le pays de nulle part, en utopie, là où il n'y a plus d'histoire. Comme si le bonheur n'avait pour s'imposer et faire souche que les continents de l'irréalité féerique, où nul n'arrive jamais que mort ou trop épuisé pour engendrer quoi que ce soit.

L'affectif et le nutritif

L'enfant a été jusqu'à ces jours traité à rebours de l'évolution qu'il annonçait. A peine dans le ventre de la mère, il reçoit, sur la gamme de fréquence des sensations premières, tous les échos que répercute, comme dans une vallée, l'orage qui naît de la difficulté d'aimer et de s'aimer au sein des couples. Angoisse, joie, crainte, irritation, indifférence, élans d'amour et de haine modulent sur le clavier de sa physiologie embryonnaire un rythme biologique qui pourrait bien décider de son implantation définitive ou de son expulsion prématurée.

S'il franchit le cap de la fausse-couche, qui supplée si souvent à la carence d'un avortement volontaire, c'est que, entre sa mère et lui, se confirme un accord, un consensus que la science s'avise enfin de découvrir après avoir tout étudié de la mort.

On s'est bien gardé jusqu'à présent de souligner l'importance que revêt pour l'enfant in utero le fait de recevoir simultanément et gratuitement la nourriture, l'amour et ce message à la fois mental et sensuel qui communique la sérénité et la confiance. C'est pourtant là un privilège que n'abolit pas la naissance, puisque le sein maternel continue à dispenser, avec les psalmodies de la tendresse, la force du lait et la douceur de l'affection.

Cette manne terrestre, ces murmures caressants, ces odeurs génésiques, ces pensées quasi épidermiques, c'est la véritable fontaine de Jouvence, la source dont le jaillissement affermit la vie du jeune enfant plus sûrement que l'arsenal de la médecine la plus sophistiquée. Les amants le savent bien qui, au paroxysme de leur passion, s'y nourrissent d'amour et d'eau fraîche et redeviennent semblables à des tout-petits.

Alors vient la rupture.

Par une infortune qui en produit beaucoup d'autres, leur civilisation est ainsi agencée qu'elle sépare l'affectif et le nutritif ; qu'elle dissocie du même coup le langage originel qui soutenait leur union.

A vrai dire, le contraire eût été surprenant. Il n'est pas pensable qu'une société dont l'existence se fonde sur le travail, producteur de marchandises, accorde un légal intérêt aux élans d'un amour offert naturellement et à la nécessité de se nourrir, sur quoi se règle le prix du blé et des hommes.

L'affection se donne sans apprêts ; ce n'est pas sérieux. Le sérieux de l'âge adulte consiste à ôter la gratuité pour faire fructifier le profit, à tout rabattre dans le sillage de ce qui se paie, à commencer par le besoin de manger, de se mouvoir, de se loger, de s'exprimer, d'aimer.

Aussi faut-il voir comme en quelques années le langage affectif de la mère et de l'enfant le cède au langage de l'efficacité, du rendement, de l'économie, un langage solidement structuré selon la logique aristotélicienne du «fais ceci, ne fais pas cela!» et qui, à l'inverse du premier, se plie parfaitement aux exigences pédagogiques de l'ordinateur.

Affection, nutrition, création

La faculté de créer est le phénomène humain par excellence. Elle se forme avec le corps que le milieu foetal alimente à profusion. Elle donne au nouveau-né pouvoir de se développer en transformant l'environnement terrestre et, précisément, d'enrichir l'abondance originelle par la création d'une terre d'abondance où l'enfant apprenne à conquérir son autonomie d'homme à part entière.

Le génie créatif participe d'une évolution naturelle que la civilisation du travail a dénaturée. Vie et création sont inséparables. C'est l'une et l'autre que refoule et épuise le système d'exploitation de la nature et de la nature humaine, qui fonde l'ère économique.

Le couperet éducatif a séparé la jouissance affective et la satisfaction des besoins primaires. Le corps à corps de la femme et de l'enfant n'a pas poussé plus en avant une relation où la souveraineté de l'amour enseigna l'art de se créer en créant son indépendance. La communication a été interrompue, l'alchimie a tourné court, la troisième mutation n'a pas eu lieu. Ce n'est plus la vie qui fait office de nourrice mais la mort. La destinée se déroule comme un film à l'envers. Tel est le cauchemar ordinaire dont ils s'étonnent de s'éveiller encore en de rares instants de vie.

Comment l'être humain naîtrait-il alors que l'enfant se foetalise dans l'adulte et l'adulte dans l'enfant?

L'enfance à jamais inaccomplie

C'est une terrible malédiction que d'entrer avec la vocation du bonheur dans un monde où le bonheur est relégué à la sortie. Le mot lui-même est en odeur de niaiserie, il fait se hausser par dépit les épaules qu'affaissent le plus souvent ses regrets.

Car s'ils ont claironné de tous temps que l'homme n'était pas sur terre pour se livrer aux voluptés, ils ont gardé gravé dans le secret du coeur et de l'imaginaire le souvenir du paradis foetal, de l'éden au centre de la femme, de l'île fortunée où le don de l'amour nourrissait la vie naissante.

Combien de fois ne s'élancent-ils pas d'une démarche hautaine à l'assaut de la richesse et du pouvoir pour s'effondrer au moindre sentiement de faiblesse et d'abandon, pour se recroqueviller dans le premier simulacre de sein maternel que le hasard présente à leur désarroi.

Plus ils mettent d'endurance et de fermeté à harper ce qui les éloigne d'eux-mêmes, mieux ils régressent à pas puéril vers un état primordial qui les choyait et les protégeait. Ainsi leur existence ne cesse-t-elle de reproduire, dans la monotonie du sarcasme et de l'ennui, le traumatisme de l'enfance et de l'histoire, qui les a chassés des jouissances originelles pour les envoyer à la casse du travail quotidien.

En quelques années, en quelques mois peut-être, l'enfant se découvre spolié des privilèges que l'amour lui accordait sans réserve. Que lui soient retirées les facilités d'existence dont il jouissait passivement dans le ventre de sa mère, là n'est pas le mal, au contraire. Il accède à la vie terrestre dans une aventure humaine qui le convie précisément à abandonner la passivité et à créer une abondance naturelle dont le monde foetal n'a été que l'avant-goût et l'esquisse sommaire.

La disgrâce réside en ceci, qu'à peine échappé à la protection utérine, devenue avec le temps inopportune et gênante, il se heurte à des conditions si défavorables que tout l'invite à régresser, à abandonner l'espérance d'une mutation humaine, à se replier avec armes et bagages dans une position foetale.

La dissociation de l'affectif et du nutritif produit une sentiment d'insécurité et d'angoisse chez l'impresionnable nouveau-né, au moment même où rien ne lui serait plus précieux que d'entrer dans un monde étranger avec le viatique d'une affection sans réserve.

Une menace le paralyse alors que ses faibles mouvements auraient grand besoin d'assurance, la menace de n'être plus aimé s'il ne mange pas, s'il dort mal, s'il crie, pleure, remue, irrite, désobéit, suit un rythme qui diffère du temps rentabilisé des adultes. Quel mépris dans l'ignorance qui persiste à investir comme un terrain conquis l'univers particulier de l'enfant! Quel mépris de soi!

N'est-ce pas l'amour qui soutient l'audace d'affronter l'inconnu, de s'obstiner dans l'effort, de se jeter dans une frénétique succession d'entreprises : trouver le sein, saisir le biberon, s'emparer d'une chaise, se redresser, marcher, articuler les mots, aiguiser les heureuses dispositions de la nature dans l'expérience des êtres et des choses ?

L'éducation se mue en une mécanique glaciale dès l'instant qu'elle cesse de se fonder sur le préalable d'une affection accordée sans réserve à l'enfant, quoi qu'il arrive. Hélas, comment garantir la prédominance de l'amour alors que le travail impose au cycle des jours et des nuits la précision de ses rouages ?

Sans doute n'est-il plus d'usage, dans les familles, d'encourager la vocation pianistique à coups de règle sur les doigts. Mais si la gifle et la vocifération ne sont plus de mise, il n'est pas si facile d'éviter le chantage sentimental qui paralyse les gestes les mieux venus de l'indépendance et de l'autonomie.

La certitude d'être aimé incite le plus sûrement à s'aimer soi-même dans l'amour des autres. Elle est l'assurance fondamentale qui permet à l'enfant de voler de ses propres ailes. Sans elle, la destinée se traîne dans les ornières d'une dépendance qui prête à la mort les traits d'une mère toute-puissante.

Que l'affection se plie à la loi de l'offre et de la demande, et la certitude vacille, le coeur se dépeuple, le corps se vide et le vide se comble d'un enchevêtrement morbide d'angoisses réelles et d'apaisements factices.

C'est alors que les maladresses de l'enfant se font volontaires. Les chutes, les accidents, les maladies, à l'origine inhérentes aux errements de l'inexpérience, deviennent les cris apeurés de la carence affective ; ils revendiquent l'aide et la protection de la mère, à laquelle ils répliquent ainsi par un autre chantage. Le rappel brutal au devoir d'aimer et de prêter assistance engendre en elle le sentiment coupable d'avoir démérité. L'agonie de la vie commence là, lorsque le faux pas de l'enfant perd sa nature aléatoire, son caractère de tentative infructueuse, pour se changer en un réflexe de faiblesse volontaire, en une simulation de mort et, par une graduelle surenchère, en une réaction suicidaire où l'on se nie pour susciter l'intérêt des autres.

L'affection économisée

Le marchandage affectif instille au coeur de l'enfant une peur endémique. Le souvenir du «je cesserai de t'aimer si... » glace les embrasements spontanés de la jouissance. A chaque fois qu'il s'engage dans quelque indépendance de désir, la brûlure d'une désaffection possible sanctionne ses velléités d'autonomie et grave en lui cette loi de soumission et de renoncement qui régit le monde des adultes.

Je ne prétends pas qu'il convienne d'abandonner l'enfant à la liberté chaotique de ses impulsions. Des expériences qu'il poursuit à tâtons, certaines présentent des dangers, appellent une rectification, méritent le secours de l'habileté. Mais il est sûr que la communication affective possède la patience et l'efficacité d'expliquer à l'enfant pourquoi il existe des gestes à éviter ; au lieu que la brutale injonction et la bouffée de peur illuminent d'une fascination morbide le danger, dont elles suscitent le retour plutôt qu'elles l'éloignent.

La peur plonge dans un état de honte et de faiblesse qui s'exorcise, sans se vaincre, en une artificielle et hautaine dureté. La carapace musculaire, en répercutant au-dehors la terreur éprouvée au-dedans, fonde une forteresse vide qui sécrète partout les ombres du pouvoir et de la mort.

Le repli dans un corps verrouillé par la peur, et dont ils jaillissent par intermittence et comme des furieux pour propager la crainte, n'est-ce pas la caricature du ventre maternel et de la naissance, mais un ventre stérile, desséché, racorni, hostile, mais une naissance inversée dans son cours, débouchant sur la ruine, la destruction, le néant ?

C'est aussi, dans une évidente analogie, le rempart qu'ils érigent autour de leur village, de leur ville, de leur propriété, de leur famille, de leur Etat.

Une société qui soumet les ressources affectives au principe d'économie vieillit prématurément l'enfant dans l'adulte et infantilise l'adulte dans un enfant qui ne naîtra jamais à sa destinée d'homme.

Est-il un seul pouvoir, une seule instance autoritaire qui ne reproduise, sous la grandiloquence du sérieux, la manoeuvre éprouvée du chantage sentimental ? Les magistrats, les policiers, les supérieurs hiérarchiques ont-ils d'autre intelligence qu'en la savante alternance de caresses et de coups, à l'issue de laquelle s'exprime en vérités coupables la substance de l'infortuné qui comparaît devant eux ? Celui-là, ils ne se contentent pas de l'appeler accusé, suspect, fautif ou incapable, ils lui retirent leur onction, leur confiance, leur protection, leur estime, ils l'excluent du cocon familial, dont il a démérité, ils le réduisent à l'état de débile et l'enfoncent dans sa puérilité aux abois.

Mais chien apeuré aboie le premier : l'arrogance et la respectabilité des notables puent la terreur enfantine où les plongeait jadis et pour toujours la crainte quotidienne d'être soupçonnés, jugés, condamnés, infériorisés.

Leur servitude habillée de morgue porte la marque d'une castration affective. Chassés de l'éden pour travailler à la sueur de leur front, ils se font un présent infernal pour payer le prix d'un paradis perdu. Progressant dans un monde d'éclopés, ils n'ont que le triste génie d'inventer des béquilles, encore ne les soutiennent-elles qu'en les mutilant davantage.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

L'histoire comme évolution brisée

La civilisation humaine avorte quand naît la civilisation marchande

Il faut beaucoup d'amertume et de cynisme pour oser appeler «histoire de l'humanité» une succession de guerres, de génocides, de massacres, enjolivée par trois pyramides, dix cathédrales, La Flûte enchantée, le cinéma, le réfrigérateur et la greffe d'organes. Ce qu'ils tiennent pour le bon sens consiste donc à accorder moins de prix à des millions d'existences sacrifiées qu'à l'une ou l'autre médaille dont elles sont le revers.

Néanmoins, comment proclamer plus longtemps que le progrès a besoin d'holocaustes, le génie d'infortunes, le pétrole de sang et le salaire mensuel d'une once quotidienne de chair fraîche, alors que leurs valeurs morales et financières s'effondrent, que leur autorité patriarcale est foulée aux pieds, qu'un souffle de mort contamine les forêts, les océans, les champs de blé et jusqu'à l'air qu'ils respirent ?

Leur ciel est vide, leur croyance tarie, leur orgueil en larmes, leur civilisation en ruines. Cependant, ils persistent par une coutumière inertie à s'agenouiller sans foi, à glorifier le malheur, à tenailler le désir sous la pression du travail et à s'économiser pour un avenir désert.

Dans le temps qu'ils se lançaient à la conquête de la terre, quelque chose les a conquis, aux et leur espace vital, les laissant corrompus dans une universelle corruption.

Ils ont épuisé et le nom et le concept de Dieu, de Nature, de Fatalité qui symbolisèrent si longtemps l'unique objet de leur salut et de leur perdition. J'ai déjà dit qu'il ne leur restait, pour rendre compte d'une destinée si contraire à ses espérances, qu'à invoquer, ultima ratio, la nécessité économique. Ainsi se referme sur son point de départ et d'arrivée le cercle d'une civilisation viciée, dont l'économie a scellé simultanément la naissance et le dépérissement.

Comme l'enfant avorte dans l'adulte, la promesse d'une évolution humaine s'enlise et s'étouffe dans une histoire mercantile où les hommes produisent, sous forme de pouvoir et de profit, une richesse qui les déshumanise.

Le désarroi de ne tirer des autres et d'eux-mêmes que les derniers deniers du prestige et de la rentabilité les laisse avec leur enfance et leur histoire sur les bras. La question est de savoir s'ils achèveront de se défaire avec l'histoire qui les défait d'eux-mêmes ou s'ils inventeront, pour se refaire, une nouvelle enfance.

Ils ont mis au pillage les richesses que leur offrait gratuitement la nature, appauvrissant la terre au profit du ciel.

Les origines de la civilisation marchande

Nul ne s'est inquiété jusqu'à présent de l'imposture délibérée qu'il y avait à identifier à l'unique forme de civilisation humaine possible une civilisation fondée sur l'agriculture et le commerce. Pourtant la diversité de leurs mythes ne fait pas mystère d'une dissonance fondamentale, dont la stridence trouble la symphonie des éloges. Ne sont-ils pas unanimes à parler d'un premier âge du monde, dont le leur illustre le déclin ? N'évoquent-ils pas à l'origine de leur ère une chute, une déchéance, la mésaventure d'un couple chassé du paradis de la jouissance et condamné à enfanter dans la douleur une race vouée à la malédiction du travail ?

Ayant inventé une civilisation où il ne faisait pas bon vivre, ils n'ont eu aucun scrupule à postuler qu'il n'existait avent elle aucune autre forme de vie humaine, si ce n'est dans l'incertaine mémoire des légendes.

Quand la découverte de peuples sauvages - c'est-à-dire privés d'armes à feu et d'institutions bancaires - les eut confrontés à leur propre passé et à la curiosité de l'explorer, ils se figurèrent les «préadamites» sous les traits de brutes éructant des grognements, bâfrant dans la bauge des cavernes et se distinguant de la bête par le seul art de la tuer à l'aide du javelot.

A quel moment pressentent-ils que les civilisations paléolithiques s'agencent selon des modes d'organisation sociale différant radicalement des sociétés marchandes ? Vers la fin du XX° siècle, alors qu'ils découvrent la spécificité de l'enfant et la gratuité des énergies naturelles ou «douces».

La révolution néolithique

Ce qui a pris le nom de «révolution néolithique» marque le passage des cueilleurs-chasseurs nomades à une société paysanne sédentarisée. A un mode de subsistance en symbiose avec la nature succède un système de rapports sociaux déterminés par l'appropriation d'un territoire, la culture de la terre et l'échange des produits ou marchandises.

De nouvelles études sont venues corriger la représentation simiesque qui, jusqu'il y a peu, rendit compte des hommes d'avant l'histoire. Quand s'éteignent les feux de la rampe, les coulisses s'éclairent. Il a fallu que la civilisation de l'économie atteigne au dernier ressac de la faillite et de l'impuissance pour que se révise l'opinion selon laquelle les communautés errantes du paléolithique étaient le brouillon où s'esquissait, dans une sorte de phase puérile de l'humanité, l'ère de l'agriculture, du commerce et de l'industrie. La modernité néolithique, en quelque sorte.

La prépondérance de la femme

Est-ce faire montre d'une extrême présomption que de conjecturer l'existence, entre - 35 000 et - 15 000, de civilisations au sein desquelles des êtres en quête d'une destinée humaine ont tenté de s'émanciper du règne animal, des rapports de forces qui y prédominaient et répandaient la peur dans le sillage de la prédation.

L'examen de certains sites laisse supposer que des hommes et des femmes ont vécu ensemble non dans une relation hiérarchique mais en groupes distincts et complémentaires. L'homme se consacre à la chasse, voire à la pêche, la femme cueille les plantes comestibles. Ce n'est pas, ainsi que le patriarcat l'a suggéré, sa faiblesse constitutive qui la dispense de tuer le gibier, c'est une incompatibilité analogique : son sang menstruel appartient à un cycle de fécondité, il cesse de couler pour préparer la vie ; au lieu que le sang de la bête ou du chasseur blessé est le signe avant-coureur de la mort.

«Tout est femme dans ce qu'on aime.» Il n'y a pas d'époque où la féminité reconduite dans les privilèges de l'amour - non la femme-objet, virilisée ou reproductrice - n'ait coïncidé avec quelque faveur accordée à l'humain par une civilisation qui n'en prodigue guère.

A la source du discrédit général qui atteint la femme et de ces résurgences où sa puissance se réveille, n'y a-t-il pas l'affrontement originel de deux univers, l'un constellé des signes de l'omniprésence féminine, l'autre propageant, de sa racine paysanne à son excroissance industrielle et bureaucratique, l'ithyphallisme agressif de ses menhirs, de ses donjons, de ses cathédrales et de ses tours en béton armé ?

La symbiose originelle

L'histoire commence au néolithique. Elle est l'histoire de la marchandise et des hommes qui nient leur humanité en la produisant. Elle est l'histoire de la séparation entre l'individu et la société, entre l'individu et lui-même.

En deçà et au-delà d'elle sont des régions où ne s'avancent que des hypothèses mais où règne au moins cette évidence que l'économie n'y est pas dominante et dominatrice, ni l'irradiation particulière à laquelle elle soumet les opinions, les moeurs et les comportements.

Les civilisations de la cueillette ne se sont pas développées par l'exploitation de la nature mais en symbiose avec elle, assez semblablement à l'enfant dans le ventre de la mère. Elles n'éclatent pas en classes anatgonistes, l'évolution y demeure essentiellement naturelle et ne se départit pas d'une unité où se conservent et se transforment en un perpétuel devenir les composantes fondamentales de la vie : le minéral, le végétal, l'animal et l'humain.

Si les peintures pariétales du paléolithique évoquent volontiers des hybrides mi-animaux, mi-humains, n'est-ce pas qu'elles expriment un sentiment de fusion, une religio dans son acceptation première : ce qui relie les éléments distincts et inséparables du vivant ? - sens dont la religion est l'inversion absolue.

Au fond, l'humanité tend à s'émanciper des divers règnes dont elle est issue sans qu'il y ait rupture, séparation, rejet. Son évolution qui procède par continuité et par bonds postule un dépassement vers une espèce nouvelle et autonome, consciente de sa diversité et de son accord unitaire avec le vivant.

Les figurines gynéco-phalliques scellant tête-bêche, en un accouplement égalitaire, le féminin et le masculin, ne laissent-elles pas augurer d'un mode de conscience symbiotique par laquelle une société s'affirmerait à la fois supérieure et fidèle à son animalité originelle ?

Est-ce supputations fantaisistes que de pressentir dans les civilisations prééconomiques la réalité d'une communication s'établissant entre les êtres, les choses, les phénomènes naturels moins selon un processus intellectuel que par une appréhension analogique, par une intelligence globale encore attachée à ses racines sensitives et sensuelles ?

On ne découvre jamais dans le passé que des significations véhiculées par le présent et venues à maturation au coeur d'une histoire individuelle. Je n'attribue pas au hasard que se manifestent, à la fin d'une civilisation qui les a dénigrées et accablées d'interdits, de nouvelles alliances entre l'homme, la femme, l'animal, le végétal, les cellules, les cristaux.

Qu'il soit possible de s'adresser efficacement à l'enfant dans le ventre de la mère, au bébé de quelques jours, à un animal sauvage, à une plante est une réalité expérimentale qui met en lumière la persistance, à l'état résiduel, d'une communication naturelle dont les «primitifs» possédaient la pratique et qu'ont occultée, avec la rationalité du mépris, le verbe péremptoire, le raccourci lucratif, le style militaire et télégraphique des affaires, le langage économisé.

Homme naturel et homme économique

Tout laisse supposer qu'un être qui vit selon la nature et ne connaît d'autres frontières que les limites de son errance ne se comporte en rien comme un laboureur, transformé en producteur de richesses matérielles et spirituelles, condamné à demeurer en deçà de la borne d'un champ, d'un village, d'une cité, d'un Etat.

Le glaneur de plantes et de gibiers, disposant gratuitement des ressources naturelles, non pour un profit calculé mais pour sa seule jouissance, présentait sans doute dans ses moeurs, sa mentalité, voire sa texture psychosomatique peu de traits communs avec le paysan tenu d'exploiter une terre aussi hostile envers lui que ceux qui en tiraient revenu et titre de propriété. C'est pourtant de ce paysan producteur, exploiteur et exploité qu'ils ont extrait l'essence de l'homme ; à tel point qu'au paroxysme de la liberté imaginative, dans leurs utopies, oeuvres poétiques, fictions, sciences chimériques, ils n'ont jamais - La Boétie, Höderlin et Fourier exceptés - conçu de société qui ne soit enchaînée à la guerre, à l'argent, au pouvoir.

La gratuité naturelle

Les cueilleurs-chasseurs sont les enfants de la terre. Ils la parcourent en recueillant partout ce qu'elle leur offre. Ce ne sont des conquérants qui la mettent au pillage et succombent dans les déserts que leur rapacité propage. Aucun maître, aucun prêtre ou guerrier ne se dresse parmi eux pour s'approprier les biens collectés.

De la manne terrestre découle une satisfaction immédiate en nourriture, en vêtements, en construction d'habitats, en techniques ; une satisfaction qui ne passe ni par l'argent, ni par l'échange, ni par la tyrannie d'un chef, mais dont la présence inaltérée détermine analogiquement un style de relation communautaire, une manière d'être, un langage à la fois rationnel et émotionnel, un ensemble de signes gravés et sculptés que seule a pu qualifier de religieux la manie d'attribuer abusivement aux dieux ce qui appartient aux hommes.

La religion naît avec l'Etat-Cité

De même que l'enfant n'a été longtemps à leurs yeux qu'un brouillon de l'adulte, ils ont appelé «paléolithique» ou période de la pierre ancienne un moment de l'évolution humaine - quelque quarante à cinquante mille ans - auquel ils n'accordaient d'autre qualité que d'acheminer vers l'ère moderne de la pierre nouvelle ou «néolithique». Et de parler de religion paléolithique comme s'il existait, inhérente à la nature humaine, une croyance aux fantômes célestes qui dût progresser pour s'élever un jour à la perfection chrétienne, musulmane, bouddhiste ou juive.

C'était confondre grossièrement nomades en liberté et esclaves d'un lopin de terre, cherchant dans la tyrannie spirituelle des cieux une consolation à la tyrannie matérielle de leurs semblables. N'est-ce pas en effet de l'agriculture et du commerce instaurés par la «révolution néolithique» que surgit la vermine des rois et des prêtres ? N'est-ce pas de ce temps que la terre dépouillée de sa substance charnelle se sublimise en une déesse mère que viole et ensemence, par le travail des hommes, Ouranos, seigneur céleste, mâle et ubéreux ?

Il n'y a pas, à proprement parler, de religion avant la révolution néolithique mais il existe, au sens originel du terme, une relation unitaire entre toutes les manifestations de la vie, une compréhension analogique omniprésente, une identité du microcosme et du macrocosme, de ce qui est en haut et de ce qui est en bas, de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur.

La séparation d'avec soi et les autres n'a pas encore déchiré la pensée et le vivant en une souffreteuse dualité. L'enfant n'a d'autre ciel que le ventre de la mère, l'être naturel ne connaît d'autre réalité que la nature. Les cornes de la grande génisse de Lascaux dessinent les différentes phases de la lune. Elles signifient que la terre porte le mouvement des cieux avec autant de sollicitude qu'elle berce le rythme des saisons.

Pourquoi refuser aux populations errantes du paléolithique la conscience d'une terre vivante et féconde où, de la naissance à la mort, se fraie l'aventure de la destinée individuelle chaque jour renouvelée ? Est-ce que les héritiers du néolithique ne découvrent pas aujourd'hui, au-delà d'une histoire qui fut moins leur histoire que celle de leur aliénation, le permanent désir de vivre ici, maintenant et pour toujours dans le sein d'une nature enfin restaurée comme nature inséparablement humaine et terrestre ?

L'éden au coeur

Ai-je paré de couleurs trop idylliques pour être vraies les âges que condamnèrent aux ténébres les torchères de la société industrielle ? Ce n'est pourtant pas moi qui les ai célébrés sous les noms d'éden, d'âge d'or, de pays de cocagne, décrits comme des lieux où régnaient l'abondance, la gratuité, l'harmonie entre les êtres et les bêtes. Les responsables d'une vision aussi paradisiaque, ce sont les hommes de l'économie, ceux qui s'enorgueillissent, d'une voix rogue, de leur travail, de leur religion, de leur famille, de leur Etat, de leur argent, de leurs progrès techniques.

La civilisation marchande n'assure pas le dépassement de l'animalité dans l'humain, elle ne fait que la socialiser en la réprimant et en fixant un prix à ses défoulements.

L'animalité à dépasser

Il y a tout lieu d'admettre que, au sein des populations errantes du paléolithique, se sont perpétués à des degrés divers les comportements des troupeaux et des hordes de l'espèce animale. Aurignac, la Madelaine, le Pech-Merle n'ont pas été des paradis terrestres mais des champs d'évolution tantôt régressive, tantôt progressive sur le chemin d'un développement humain. Des communautés obéissent encore à la brutalité atavique du prédateur, d'autres découvrent de nouvelles formes d'association fondées sur l'affinement des besoins primaires.

L'inertie joue en faveur de l'animalité. Reconaissons-le, la quête de la subsistance par la cueillette, la chasse et la pêche ressortit davantage à la faculté adaptative des bêtes que de l'aptitude à modifier l'environnement. Le nomadisme assigne lui-même des limites à sa liberté : le déplacement saisonnier des troupeaux règle le ballet des errances, obligeant les chasseurs à suivre l'itinéraire des migrations pour se pourvoir en gibier ; les temps de germination, la variété des sols où croissent les plantes comestibles, la maturation des fruits déterminent à leur tour la mobilité des campements.

Ajoutez à cela les caprices climatiques, les intempéries, la foudre, la crue soudaine, la maladie, l'accident, la mort, autant d'infortunes cruellement inscrites dans une destinée qui semble plus résignée à subir les disgrâces naturelles que résolue au génie de les maîtriser, d'en atténuer les effets, voire d'en tourner les inconvénients en avantages.

Mais quoi ! Se sont-ils, eux, les suppôts de l'économie, les fanatiques de la thésaurisation, les programmateurs de l'aisance à venir, préservés de la famine, des hivers rigoureux, des inondations, des épidémies, des cataclysmes, de la misère ensemencée de siècle en siècle ? Ils ont bonne mine de déplorer le lamentable sort de «l'homme des cavernes». Rendez donc grâce, bonnes gens, au paratonnerre, au frigidaire, à la climatisation des chambres d'hôtel, et n'oubliez pas d'associer au concert d'éloges les guerres, les génocides, les révolutions et les répresssions par lesquels il a fallu se faufiler pour se préserver de l'orage et des chaleurs torrides !

Si on lui assigne pour date de naissance l'apparition, vers 7000 avant l'exhibitionniste du Golgotha, du village fortifié de Jéricho, la civilisation marchande compte quelque neuf mille ans d'existence, avec au cours des deux derniers siècles un frénétique emballement du processus économique. La période qui la précède couvre une durée cinq fois plus longue et il serait étonnant que sous l'ignorance dont l'esprit civilisateur l'a si longtemps voilée la communauté humaine n'y ait pas tracé plusieurs voies d'évolution, plusieurs confluents d'expériences.

Peut-être s'est-il amorcé çà et là un dépassement des comportements adptatifs : la création de conditions naturelles propres à encourager cette jouissance de soi sans laquelle il n'est pas de véritable progrès humain. A côté de hordes de cueilleurs-chasseurs, dominés par les préoccupations animales de survie, ont pu se révéler des embryons de sociétés où la solidarité ne résultât point d'une conjuration d'intérêts privés mais naquît d'une harmonie des passions papillonnant autour d'un amour passionné de la vie.

Tout semble l'indiquer, le coeur a gardé souvenir des hauts plateaux où transhuma le meilleur des sentiments humains, avant que la civilisation marchande ne les signale sur ses cartes comme autant de terrae incognitae. N'est-ce pas d'une telle rémanence que participe la secrète exaltation qui, en dépit des lois mercantiles de l'échange et du sacrifice, prête une si souveraine puissance à l'amour, à l'amitié, à l'hospitalité, à la générosité, à l'affection, à l'élan spontané du don, à l'inépuisable gratuité ?

La créativité primitive

Assurément, l'art de s'adapter aux conditions dictées par la nature postule une manière de résignation et pour le moins quelque passivité. Ce n'est là pourtant qu'apparence. Comment nier qu'il se glisse dans les ingéniosités de la pêche, de la chasse, de la cueillette, des messages peints et gravés, une volonté de solliciter l'abondance naturelle par la faculté de créer ? Analogiquement parlant, le jeune enfant extrait ainsi du milieu où il s'aventure, au fil de sensation tantôt heureuses, tantôt malheureuses, une somme de connaissances dont il s'exerce à tirer avantage.

L'idée que vous puisse tomber toute préparée dans la bouche la provende de céréales, de poissons, de gibiers est une vision sarcastique et contemplative de la satiété, une caricature appelée à justifier le viol et l'exploitation brutale de la nature par le travail. Le véritable enjeu tient au génie de créer l'abondance, de multiplier les ressources naturelles, d'en perfectionner les usages, d'en augmenter le plaisir.

Le courant écologique, né dans les dernières années du siècle, a commis l'erreur de dissocier, dans la plus pure tradition économiste, la mise en valeur des énergies douces - l'eau, la terre,le feu solaire, le vent, les marées, les effets de miroir lunaire, l'humus - et les exigences d'une alchimie individuelle où la destinée opère en transmutant patiemment la matière première de l'humain, en taillant dans la grossièreté des pulsions animales le cristal des désirs affinés. Une si malencontreuse incohérence le condamne à n'être qu'une idéologie parmi les autres, promise à la même déperdition de créance.

Des signes indiquaient pourtant qu'opposer les énergies douces aux énergies de mort, étendant sur la terre le linceul de la pollution chimique et nucléaire, n'avait pas de sens hors d'un projet plus vaste qui s'attachât à réconcilier nature humaine et nature terrestre pour créer un monde à la seule fin d'en jouir. L'émergence simultanée de la contestation écologique et de ce mouvement d'émancipation de la femme et de l'enfant, qui marquait la fin d'une domination millénaire, eût mérité plus d'attention.

Femme et civilisation

La femme est au centre du monde à créer. Une civilisation s'estime non à l'éclat de son art, de sa richesse, de sa morale et de ses techniques mais à la considération qu'elle accorde à la femme. Partout où le souci humanitaire l'a emporté sur la rigueur des lois, elle a occupé une place prépondérante. Est-elle méprisée, humiliée, asservie? Son degré d'abaissement indique en quel ignoble état se complaît la société qui la traite en objet.

S'étonnera-t-on de la découvrir omniprésente dans les civilisations du paléolithique supérieur? Elle choisit les plantes comestibles, en favorise l'ensemencement, les accommode pour en extraire nourriture, boisson, vêtements, matériaux de construction, éléments d'écriture. Comme à l'enfant qu'elle porte en elle, sa nature créatrice offre, en les triant et en les améliorant, les biens que la nature terrestre dispense confusément dans un mélange chaotique de bénéfique et de nuisible.

La plupart des représentations graphiques la figurent à la fois sous les traits de la mère nourricière et de la femme à l'émouvant triangle pubien. Elle est l'athanor où la materia prima des désirs s'ouvre à la promesse de successives transmutations. En elle s'opère le Grand-Oeuvre sur lequel le travail du mâle jettera si longtemps l'interdit.

Sa nature humaine et fécondante la tient à l'écart de la chasse comme d'une activité bestiale où l'épieu - et plus tard le fusil - se contente de prolonger et de perfectionner la griffe et la mâchoire du prédateur. Aux antipodes de la brute enchaînée aux cycles de mort, elle inaugure le cycle de la vie qui se crée elle-même. Telle est la réalité qu'inversera la civilisation patriarcale, dans un mensonge porté à sa perfection par le christianisme : la femme idéale est une vierge abusée et engrossée par un Dieu pour enfanter un homme enseignant aux hommes la vertu de mourir à soi-même.

La femme incarne la gratuité naturelle du vivant. Elle est l'abondance qui s'offre. De même que sa jouissance est tout à la fois donnée et sollicitée dans le jeu des caresses, de même se livre-t-elle à l'amour qui la prend pour de plus parfaites jouissances.

En elle et dans la relation passionnelle qu'elle ranime s'affirme ce style nouveau qui supplante peu à peu la tradition du viol, de la conquête et de la terre et d'elle-même. Une matrice universelle se forme à son image, pour alimenter, par les ressources d'une nature enfin humanisée, une humanité qui n'attend que le plaisir de naître et de renaître sans fin.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

L'horreur de la bête refoulée

S'ils méprisent, redoutent et tyrannisent les bêtes, c'est qu'une bête est tapie en eux et qu'ils se sont inventé pour la dompter un Esprit appelé à gouverner le corps et le monde.

Leur supériorité sur les animaux, ils ne l'attribuent pas à l'art de pousser plus avant la liberté naturelle, à une science de l'harmonie qui les débarasserait de cette hantise, si universellement présente parmi les bêtes, d'être ou mangés ou affamés. Non, ce qui les distingue de leurs «frères inférieurs» tient à une mystérieuse substance, à un Esprit.

Privés d'un tel privilège, l'ours, le chien et le raton laveur tombent dans la disgrâce d'avoir à quêter leur pitance au hasard des savanes, des forêts et des rues ; au lieu que les hommes, qui en ont hérité des dieux, jouissent non du bonheur mais de l'or, symbole d'une prééminence qui permet de tout acquérir.

L'honneur ainsi conféré par une puissance subtile et volatile les fonde à traiter en véritables bêtes brutes ceux qui s'élèvent d'un moindre degré dans la hiérarchie de l'esprit. Ils appellent donc ânes bâtés, moutons enragés, porcs ou macaques les troupeaux sans âme de paysans, de prolétaires, de colonisés, soumis à la férule d'un berger, roi, prêtre, général ou bureaucrate. Le même discrédit englobe, du reste, les improductifs, femmes et enfants sans cesse induits en tentation par les démons de la luxure et de l'amusement.

L'évaluation selon l'esprit, qui situe l'homme au-dessus de la femme et l'homme bestial au-dessous de l'homme essentiel, agit à la manière d'une société par actions où les dividendes se paieraient en ressentiments et brimades. Le principe, pour monarchiste qu'il fût à l'origine, ne disconvient pas à la démocratie. Nul n'est en effet si fruste, si sommaire, si dépourvu de biens et de puissance qu'il ne se prévale de sa «qualité» d'homme pour rosser sa femme, battre son chat, étriller le nègre et l'enfant. Qui veut faire l'ange a besoin d'une bête.

Admirable justice que la cascade des mépris qui se déversent d'un individu sur l'autre, du chef suprême au cloaque de l'animalité où s'évacuent, sous le signe du bouc émissaire, les culpabilités, les peurs, les impuissances de ceux qui se posent en maîtres de la création.

Le règne de l'esprit

Ils ont institué une subtile distinction entre intelligence et esprit. La belle affaire pour un éléphant que de posséder une intelligence ; l'esprit lui fait si cruellement défaut qu'il n'est pas de fin plus honorable pour lui que de tomber sous les balles d'une créature habitée par l'étincelle divine, fût-elle trafiquant d'ivoire ou chef d'Etat. Tel était d'ailleurs le sort du nègre et de l'Indien avant qu'une attestation de dotation spirituelle les ait exclus du gibier communément chassé.

L'esprit a survécu aux dieux, qui passaient pour l'avoir jadis prêté aux hommes, en échange d'un grand appareil de rituels, de sacrifices et de salamalecs. Il s'est seulement désacralisé en passant du gousset des prêtres dans la main des idéologues, des politiques et des psychanalystes, qui l'ont beaucoup affaibli.

L'état de son déclin permet aujourd'hui de mieux conjecturer ce qu'il était avant qu'une flatulence mythique le propulse par-dessus la terre jusqu'au royaume des dieux, d'où il se mit à puer dans la tête des hommes.

Le marécage devenu ondée retourne au marécage. L'esprit est né de la fonction dans laquelle il meurt désormais : la fonction intellectuelle produite par la division du travail.

Il n'est rien de plus terrestre que cette prétendue émanation du ciel, rien de plus localisable dans l'histoire que cette transcendance logée dans l'au-delà. Elle découle prosaïquement de la séparation sociale en maîtres et esclaves, et de la séparation corporelle qui dresse contre les instincts de nature une instance mentale chargée de les réprimer pour les mettre au travail.

Seule une imposture a pu prétendre opposer les valeurs spirituelles aux bas appétits de lucre. Il n'y a pas d'autre esprit que l'esprit d'une économie qui économise le vivant. Il n'y a d'autre esprit que celui qui préside à la production d'un univers de choses mortes.

L'esclave est présent dans le corps social comme dans le corps individuel. C'est la nature bestiale qu'il appartient au travail du maître de faire travailler.

La bête domptée par le travail

La sueur a été le parfum dominant de leur civilisation. Mais curieusement, leur odorat s'incommodait à l'odeur d'aisselles émanant amèrement des travailleurs manuels, alors qu'il ne percevait que roses et violettes dans la suée des rois s'échinant aux affaires de l'Etat, des généraux talonnés par la défaite, des tribuns ahanant sur l'échiquier du calcul politique, des bureaucrates accrochés à cette échelle du pouvoir qui du jour au lendemain élevait à la potence. Est-ce qu'à l'égal du charretier ils ne puaient pas l'effort et la peine des heures à gagner, ces aristocrates, ces notables, ces nantis parlant de l'ouvrier comme d'un résidu de basse-fosse ? Qu'étaient-ils d'autre que des besogneux de la tête, des laborieux de la couronne, des tâcherons du képi, de la mître ou du chapeau ?

Seulement voilà, le travail manuel fleure la bête de somme parce qu'il est chevillé au corps, au magma de muscles, de sang, de nerfs. Tandis que dresser un budget, remplir une cassette royale, faire fructufier un capital, arracher une plus-value, cela ne se flétrit pas du nom de travail, cela participe de la pure valeur d'échange où l'argent règne et ne sent pas.

Travail. Le mot a des relents de mise à mort et de lente agonie. C'est la maculation de boue et de sanie qui souille la face cachée de l'or : les esclaves décimés, les serfs décharnés, les prolétaires sabrés par la fatigue, la peur et l'oppression du jour qui lève, la vie dépecée en salaire. si bien que le plus vrai des monuments à sa gloire efficace est celui qu'érigèrent les miradors hérissés du label Arbeit macht frei, son message exprime la quintessence de la civilsation marchande : le travail libère de la vie.

Il leur a suffi, au reste, de stigmatiser comme une inutile barbarie l'industrie concentrationnaire de Buchenwald et de la Kolyma pour continuer dans la même voie, en évitant aux travailleurs usés l'outrance des chambres à gaz. Ne se sont-ils pas avisés d'honorer le prolétaire, de désodoriser l'effort manuel, de chanter les usines et la beauté du débardeur, voire d'intellectualiser l'ouvrier à la manière d'Allais, qui voyait dans le facteur un homme de lettres oeuvrant avec les pieds ?

Le travail est devenu une bonne chose depuis qu'ils se sont aperçus que, presque partout et presque toujours, presque tout le monde travaille.

Il n'y a jamais eu autant de prolétaires depuis que le prolétariat a disparu. Faudra-t-il que la puissance de l'imagination s'allie à la puissance du nombre pour banaliser l'évidence que commencer à vivre libère du travail et de la mort qu'il produit ?

Leur humanité prétendue n'est rien d'autre qu'une animalité socialisée.

Une civilisation semi-humaine

Ils s'interdisent d'user des sommaires libertés de la bête mais se comportent plus férocement que les fauves. Il n'en faut pour preuve que les turpitudes qui se sont de tout temps mijotées sous le couvercle de l'héroïsme, de la sainteté, de la bonne conscience, de l'humanisme.

L'esprit qui transcende la bestialité est pire que la bestialité même. Pour tuer, le tigre n'a besoin ni du mandat de Dieu, ni de la raison d'Etat, ni de la pureté de la race, ni du salut du peuple ; il ignore l'hypocrisie d'une société qui fustige sa cruauté et imite ses ruses de prédateur, contrefait sa tyrannie, s'approprie comme lui la femelle et le territoire.

Après avoir publié partout que l'homme, chétif par la chair, est grand par l'esprit, ils ont appelé surhomme une brute plus stupidement agressive que ce qu'engendra jamais la nature, ils ont pris pour modèle social une jungle économique d'intérêts divergents où le plus fort écrase le plus faible.

Il n'y a pas trente ans, l'alliance de la ruse mercantile et de la violence militaire passait encore pour le modèle accompli de l'honnête homme. Se raidir, bomber le torse, marcher résolument au pas d'une pensée cadencée, dissimuler son arme pour mieux frapper, c'était ce qu'ils appelaient «avoir du caractère». Alexandre, César, Brutus, saint Augustin, Voltaire, Bonaparte, Lénine meublaient le panthéon éducatif où l'enfant s'agenouillait, dans la promesse d'égaler un jour les grands têtards transfigurés par l'esprit du soudard et du maquignon.

Ainsi les générations ont-elles appris que travailler à se détruire, nier sa créativité, refouler la jouissance et se débonder en amères compulsions, c'était cela devenir un homme.

Prenant toute réalité sens dessus dessous, ils ont fait du corps une glèbe où s'emprisonnait, le temps d'une éphémère existence, un pur fragment de l'éternité céleste. Or le piège n'est pas le corps mais l'esprit, la pensée séparée du vivant et qui se referme sur lui en le châtrant de ses désirs. Arraché à ses jouissances et traîné aux gémonies du travail, le corps sanctifie son martyre ; la tête pensante renie sa nature charnelle, sans laquelle elle n'est rien, et s'auréole d'une couronne mythique, d'un éclat où se reflète tout le mensonge du monde à l'envers.

L'esprit a souillé le corps d'une souffrance «ontologique» qu'il a le front de prétendre soulager par ses vaporisations éthérées. Refoulée dans un en-deçà de l'existence spiritualisée, la vie ne se laisse découvrir que dans un au-delà de la mort.

Les animaux s'adaptent aux conditions naturelles et les hommes à un système qui dénature le vivant. C'est pourquoi les uns ne progressent pas et les autres progressent en régressant tout à la fois.

Les hommes de la survie...

De ce que l'animal survit en s'adaptant aux lois de terrain, ils ont inféré qu'il s'adaptait pour survivre. C'était lui prêter un esprit de conquérant et de promoteur de marchés.

La bête ne connaît d'autre souci que de se nourrir, de se protéger, d'assouvir ses pulsions de rut et de jeu. L'école de la nature l'initie aux pratiques de séduction, d'affût, de refuge, d'errance. Elle y acquiert une connaissance quasi épidermique des rythmes saisonniers, de la faune, de la flore, du milieu ambiant, du territoire, elle y gagne de meilleures chances dans le combat où l'existence se prolonge au jour le jour, instant après instant.

La seule espèce à s'adapter dans le but de survivre, c'est l'espèce humaine. Tout son génie n'a concouru qu'à défigurer la bête en figurant l'humain, à passer d'une survie aléatoire à une survie programmée, souvent pire que la première.

...sont les hommes de l'économie

L'exploitation de la nature par l'agriculture et le commerce a d'abord produit d'évidents avantages. Elle a écarté la menace que les changements de climat et l'accroissement démographique faisaient peser sur les ressources jusqu'alors garanties par la cueillette et la chasse.

Les greniers à blé, le développement des techniques, la circulation des biens eussent accrédité le bon renom de leur civilisation si le prix à payer n'avait atteint l'exorbitante fatalité des guerres, des famines, des destructions de récolte, de l'asservissement de beaucoup au profit de quelques-uns, avec, pour comble, le risque d'aboutir à l'épuisement des ressources naturelles tranformées en richesse abstraite et sans usage réel.

N'est-on pas fondé à juger que l'humanité s'est trompée d'évolution, qu'elle a renoncé à son génie en s'inféodant à un système de survie, qu'elle a refoulé son animalité par esprit d'économie, qu'elle a dérogé à la qualité humaine par excellence qui est de céer l'univers à l'image du désir insatiable ?

Telle est l'opinion récente qui navre certains et réjouit les autres. Pour les premiers, la partie a été jouée et perdue, il ne s'agit plus que d'aller de dégoûts en désespérances sans perdre la face. Pour ceux qui sentent en eux s'éveiller une vie nouvelle, la dernière page de l'archaïsme est tournée et la page à venir reste à écrire avec la plume de chaque destinée. Sous les dehors d'une grande nonchalance couve une violence sans partage et, tandis que s'éloigne le spectre de la guerre et des révolutions traditionnelles, un secret affrontement dresse contre les résolutions de la mort l'exubérance incontrôlable du vivant.

Ils ont pensé changer le monde à leur profit, et c'est le profit qui les a changé, eux et le monde.

La mutilation de l'histoire

En poussant l'empire de l'économie aux confins de la terre, ils ont fait de l'homme la plus belle conquête de l'inhumanité. Dès l'instant qu'elle succède aux civilisations de la cueillette, du nomadisme, de la symbiose avec la nature, la civilisation marchande interrompt le processus de création de l'homme par l'homme. Nous lui sommes redevables d'une piste cyclique de neuf à dix mille ans où l'appropriation de biens matériels et spirituels pourchasse une passion de vivre qu'elle épuise et s'interdit d'atteindre. Sa course effrénée passe à côté du seul progrès vraiment appréciable, l'expansion conjuguée des jouissances et des situations qui les affinent.

Ils ont fait la marchandise et la marchandise les a défaits, voilà toute leur histoire. L'économie qu'ils ont produite les a reproduits à son image. Ils ont vécu par représentations et les représentations ont changé, passant du divin au terrestre, des religions aux idéologies, de la pompe à la ruine, pour les abandonner en proie à leurs reflets brisés. Voilà tout leur progrès.

Ils s'enorgueillissent d'avoir, au XX° siècle, jeté à bas les derniers dieux pour promouvoir le culte de l'humanisme. En cela, la marchandise n'a fait que changer d'emballage, elle a pris un aspect plus humain. La sollicitude pour l'homme, la femme et l'enfant garantit sa vente promotionnelle bien mieux, désormais, que la baïonnette du soldat et le crucifix du curé. Où tout a été vaincu, il ne reste plus qu'à convaincre.

Le progrès

La civilisation marchande a économisé l'homme et fait la déplorable économie d'une mutation vers l'humain. Son triomphe est manifeste, puisqu'elle est partout, sa ruine ne l'est pas moins, car le vivant lui est étranger et le bien-être qu'elle dispense se paie d'un manque à vivre sans cesse croissant.

Le progrès de l'expansion marchande a fonctionné à la façon d'un révélateur, il a précisé jusqu'à la brandir sous le nez des plus myopes la discordance originelle où l'évolution s'est trouvée dévoyée.

Le drame de la séparation ne se joue plus entre la terre et le ciel mais entre la volonté de vivre de chacun et la part de mort qui les gouverne. A l'aube de l'histoire comme à l'aurore quotidienne de la vie, l'humain s'est nié et se nie comme réalité charnelle pour s'ériger en une forme abstraite, pour régner par l'esprit.

Il appartenait à l'intelligence créatrice de l'humanité de transmuter la materia prima de l'animalité. Mais l'intelligence s'est éloignée du corps, elle a engendré des monstres divins et des hybrides terrestres, mi-bêtes, mi-hommes.

Les dieux de l'économie les ont damnés sous couvert de salut, tel le Dieu, particulièrement exemplaire, de la mythologie chhrétienne, qui crucifie son fils pour lui assurer le bien suprême. ce que chacun tue en soi et qui ressuscite en contrefaisant cruellement l'ange, c'est sa bestialité fondamentale, l'exubérance des besoins primaires où se peut seule enraciner la volonté de dépassement.

A mi-chemin de leur destinée, les hommes sont restés pris au piège de leur animalité socialisée. Leur liberté s'est imposé les limites d'un contrat qui règle l'étiage de la bestialité refoulée et de ses défoulements compensatoires. Empêtrés dans les insatisfactions du corps opprimé et de la morosité d'un esprit qui ne peut le contraindre parfaitement, ils traînent une existence sans joie, songeant à s'en défaire par la mort au lieu de faire de la bête la source de l'humain en voie de développement.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

Le cercle agraire

L'agriculture fixe leur civilisation dans l'immobilisme d'un cercle dont le commerce en expansion accroît sans cesse le rayon.

La formation d'un domaine agricole les a entourés d'un rempart qui tout à la fois les protégeait et les emprisonnait. Le sillon qui cerne leur champ de culture et d'occupation les abrite et les environne d'un danger constant. Ils ont beau reculer les frontières, creuser en profondeur le sous-sol exploitable, hausser leur toit à l'infini du dôme céleste, l'acte d'appropriation d'un dieu, d'un maître, de l'esprit qui les saisait par la tête, les enserre à jamais dans un espace mesquin. Ils tourneront en rond selon la longueur de chaîne que leur accordent l'économie de leur fonction et leur fonction économique : développer l'exploitation de la terre et échanger les biens produits.

Comment verrait-on rien de neuf sous le soleil puisque tout se souille et se lave, se mêle et se démêle dans la contenance d'un même baquet, fût-il à la dimension d'un village, d'un Etat, d'un empire, d'un continent, de la planète, voire des galaxies colonisées à perte d'ennui par l'invariable souci de gagner de l'argent, d'asseoir un pouvoir et de conquérir marchés et territoires ?

La terreur du dehors et du dedans

Au-delà des frontières définissant la propriété commence le pays qui n'appartient à personne, le pays de la nature inorganisée, un chaos sauvage et hostile aux yeux des premiers laboureurs. Comme on comprend que la communauté paysanne rivée au sol qu'elle ensemence se recroqueville dans sa coquille, se ramasse derrière ses fossés et ses murailles dans l'attente apeurée d'une intrusion. Sa présence n'est-elle pas une insulte et un défi à la liberté naturelle des errants ?

Il n'est pas une pierre du rempart érigé par la société agraire qui n'incite à l'invasion des nomades, qui ne sollicite le raz de marée du dehors, qui, cimentée par la civilisation de l'esprit, n'invoque l'horreur et l'attrait de la barberie animale, l'apocalypse venue de la bête.

Au reste, ce camp retranché, opposant sa barrière insolite au va-et-vient des cueilleurs-chasseurs, qu'était-ce d'autre pour les nomades qu'une provende à recueillir, un bien à glaner ? Ainsi la cueillette tourna-t-elle au pillage et le migrateur à l'expropriateur, c'est-à-dire au propriétaire en puissance.

Les hordes s'enragèrent des entraves au libre déplacement, celles qui ne furent pas détruites conquirent les villages et s'y emprisonnèrent à leur tour. Telle fut la fin des civilisations antérieures au néolithique, des civilisations sans économie souveraine.

La sédentarisation a figé les comportements dans la routine du sillon. Le changement y fait figure de menace et l'immuable de sécurité. La répétition apaisante des gestes saisonniers boucle un temps qui revient sur lui-même, sécrète une pensée cyclique, la redondance du mythe.

Mais aussi, quelle frustration que l'immobilité contrainte, que la herse abaissée sur le droit d'entrer ou de sortir ! D'autant qu'à l'intérieur s'élève une seconde enceinte : la présence invisible des lois qui arment les maîtres et désarment les esclaves ; tandis que le corps lui-même se caparaçonne à la manière des citadelles, se durcit dans l'artifice d'une enveloppe foetale et flétrie qui le protège et l'emprisonne. Etonnez-vous après cela de l'agressivité et de la cruauté qui, au témoignage unanime des historiens, signalent l'apparition des villages néolithiques et des cités-Etats.

La nature est le mal

L'exploitation du sol et du sous-sol a dressé un rempart entre l'homme et la nature, c'est-à-dire contre lui-même en tant que nature issue d'un milieu naturel. La tradition de l'antiphysis n'a pas d'autre origine.

En société patriarcale, la nature partage le sort de la femme et de la classe dominée. Elle est admirable de loin. Brise-t-elle dans la fureur de ses éléments déchaînés le joug qui la contraint ? C'est une force hostile, meurtrière, monstrueuse, un péril pour la civilisation. Se laisse-t-elle déchirer et violer par l'araire, engrosser et spolier par la rentabilité, subjuguer par la pensée ? Elle mérite la condescendance du maître.

Insoumise au-dehors, esclave au-dedans, il faut, à tout instant, la tenir à l'oeil du haut des murailles protectrices. L'esprit redoute les exigences de la chair, l'exploiteur la révolte des exploités, le propriétaire l'expropriation.

Pour avoir renoncé à une liberté aléatoire mais qui contenait en germe la création d'un destin humain et d'une nature humanisée, ils n'ont de sécurité que dans la peur des dieux, dans une protection foetale artificiellement prolongée, dans un enclos contre nature où l'économie les châtre et les étouffe. La paix n'est pour eux qu'une guerre essoufflée.

C'est bien illusoirement que l'ingéniosité de leurs techniques les grandit. A l'aune de l'humain, ce ne sont que de petits hommes débiles, incapables de rien produire qui ne pousse plus avant l'inhumanité et la dénaturation, dignes émules de ces dieux qu'ils engendrèrent en accouplant l'impuissance à vivre et la rage de dominer.

Privée ou collective, l'économie déshumanise pareillement

Pas de clôture qui n'appelle la rupture, pas de propriété qui n'excite l'avidité des exclus, pas d'interdit qui n'incite à la transgression. C'est ce qu'exprime leur vieux dicton «Qui terre a, guerre a.»

Dès l'instant que le droit de propriété enserre le moindre lopin de terre entre ses pinces technocratiques et lucratives, la gratuité naturelle est mise en pièces et vendues à l'encan. L'eau pour irriguer, le sol à fertiliser, l'habitat, l'errance, l'air même, tout prête à intérêt, tout se paie et est payé en retour tandis que haine, frustration, agressivité font cortège aux moeurs d'usuriers.

Et qu'y aurait-il de changé à ce que la propriété des champs, des usines, des moyens de production fût collective plutôt que privée ? Entre les mains de tous au lieu de quelques-uns la gratuité naturelle n'en serait-elle pas moins niée et saccagée par les mêmes privilèges de l'économie ? La pollution du rentable a-t-elle de moindres effets sous les auspices du collectivisme que sous la coupe du capitalisme monopolistique ?

L'immobilisme agraire

Deux piliers fondent les assises de leur civilisation : l'agriculture et le commerce. Ce sont les deux piliers d'un temple, car si profondément qu'on les sache implantés en terre, ils ont toujours nourri l'illusion de procéder de quelque édifice céleste, dont le mystère ne se dissipera que tardivement.

En se refermant sur l'homme et sur la société, le sillon de la structure agraire enferme en l'un et l'autre le ferment d'une peur endémique. C'est la peur de sortir des sentiers battus, de s'écarter de la routine, d'aller au-delà du préjugé et de la coutume, de s'engager du mauvais côté de la barrière, de perdre son bien, sa place, ses habitudes.

Là se creuse un lit de repos inlassablement souffreteux que hantent les cauchemars de l'immobilité : les mythes, les dogmes religieux, les idéologies réactionnaires, le refus de changer et de progresser, la haine et la terreur de l'étranger, le nationalisme, le racisme, le despotisme bureaucratique, la férocité des crimes et des châtiments, le fanatisme, la frénésie de détruire et de se détruire.

La bestialité s'y prend au piège d'une société en forme de ghetto, d'une société repliée sur elle-même dans une carapace obsidionale, protectionniste, musculaire, foetale, d'une société rigide, qui engendre le culte de la virilité patriarcale et se perpétue jusque dans la modernité de pays industrialisés tels que l'URSS stalinienne, la Chine maoïste, l'Allemagne nazie, les Etats-Unis, où l'impact de 1789 n'a pas brisé l'encerclement des consciences et la chaîne des comportements immuables.

La mobilité marchande

Autant l'exploitation du sol s'enracine dans la fixité d'un éternel retour, autant le commerce - c'est-à-dire l'échange étalonné des biens produits par le travail - engendre la mobilité, introduit le changement, conduit à l'ouverture. Franchissant les remparts familiers et les frontières connues, il s'aventure dans les régions sauvages, il explore la nature inviolée, il implante de plus en plus loin ces têtes de pont de la civilisation que sont les comptoirs et les marchés. Il est le bras que n'oserait allonger vers d'autres territoires la pusillanimité d'un régime engoncé dans une économie strictement agricole. Il est l'aile conquérante déplaçant vers d'autres horizons la pesanteur, d'une culture emmuraillée. Ainsi brise-t-il, sans l'abolir, le cercle de l'invariance paysanne.

Extirpant l'homme de sa coquille, il le propulse plus avant avec le dynamisme de l'intérêt, il lui prête une plus vaste maison, qui est l'univers à conquérir. Son insatiable avidité l'incite à creuser plus profondément le sous-sol pour arracher une quintessence de profit à la pierre, au charbon, au minerai, au pétrole, à l'uranium. ce faisant, il creuse aussi l'intérieur de l'homme afin qu'aucune machine ne soit étrangère à l'intimité de la pensée et de la chair. L'audace, l'inventivité, le progrès, l'humanisme naissent dans son sillage.

Pourtant, les plus hardis périples bouclent à leur tour le cycle du repli. Les bateaux en partance reviennent au port, la loi du gain règne à l'arrivée comme au départ. Aventurier, pionnier, chercheur, fabricant de chimères, prophète ou révolutionnaire n'empruntent aucun couloir, si insolite soit-il, qui ne débouche sur un comptoir de vente.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

Le cercle commercial

L'expansion marchande a toujours porté à bout de bras les espérances humaines pour les jeter à bas à la distance exacte où son intérêt faiblissait. Elle a beau ouvrir dans l'immobilisme théocratique, féodal ou bureaucratique la brèche d'une liberté, il faut savoir qu'elle a déjà refermé sur l'usage qui s'en pourrait exercer la parenthèse de la rentabilité.

Que découvrent-elles en sautant le mur ces passions qu'enrageait l'oppression des lois rigides, de traditions étouffantes, de rigueur morale, d'inhibitions névrotiques ? Le devoir de payer les nouveaux droits de transgression. Ainsi le libertinage rend raison au puritanisme, le libéralisme à la tyrannie, la gauche à la droite, la révolution au despotisme, la paix à la guerre, la santé à la maladie.

Qu'on n'invoque pas ici l'effet d'une prétendue loi naturelle : il n'entre dans le jeu qu'effets de commerce. La prépondérance de l'échange a imposé sa structure de marché aux comportements, aux moeurs, aux modes de pensée, à la société. La chose est si évidente aujourd'hui qu'il n'est pas un domaine - idéologique, politique, artistique, moral, culturel, répressif et insurrectionnel - où la faillite de l'économie n'entraîne un effondrement des cours, un tassement des valeurs, une lassitude de l'offre et de la demande, une indifférenciation entre l'envers et l'endroit, le moderne et l'ancien, la vogue et l'oubli.

La fin des temps apocalyptiques

Jusques et y compris son expansion industrielle, l'enclos agraire a suinté des rages et des terreurs de la vie et de la ville assiégées. Jour et nuit, l'apocalypse veille aux portes de la cité. Il n'est pas d'horizon d'où ne puisse à chaque instant jaillir le feu de la destruction et l'on croirait pressentir une manière d'apaisement quand déferlent enfin les hordes de pillards, d'ennemis héréditaires, d'émeutiers, quand surgit, accomplissant sa promesse, la mort épidémique, nucléaire ou chimique.

Il est vrai que vivant dans la peur du glaive, ils font périr par le glaive, scellent, dans le rituel du sacrifice, et l'expiation et la vengeance. Ce ne sont jamais que leurs propres crachats qui leur retombent sur la gueule. Le feu qui les dévore est le feu qu'ils allument, ou du moins qu'embrase en eux et autour d'eux l'échauffement mécanique de la vie réduite au travail.

Dans les tournants de l'histoire, à l'endroit où l'expansion marchande prend son élan et rompt la léthargie des sociétés agraires, les lumières de l'apocalypse clignotent avec un éclat accru. La succession des crises économiques et des bouleversements qu'elles suscitaient n'a jamais manqué de faire emboucher les trompettes de la fin des temps et ces temps-là ont fini si souvent qu'il n'y a plus rien à en attendre aujourd'hui ni d'heureux ni de malheureux.

L'apocalypse s'est dévidée avec le siècle qui voit se profiler sous les apparences d'une crise économique une crise de l'économie, une mutation de civilisation. Ce n'est plus la peur d'un cataclysme qui incite à se réformer et qui guide vers des révolutions dont elle ne pourrait que programmer l'échec. Une confiance en soi se ranime peu à peu, comme si tout ce qui s'éveille à l'exubérance et à l'innocence du vivant ralliait à elle la quête incertaine, individuelle et quotidienne, d'une jouissance sans partage. La mutation en cours laissera derrière elle le cycle périmé d'une histoire où révolution et répression n'ont jamais fait qu'obéir au mouvement de systole et de diastole de la marchandise en tous ses états.

Préhistoire du commerce

Si l'agriculture et le commerce ont présidé à la naissance de l'histoire, leur préhistoire comporte à la fois des conditions qui en rendaient le développement possible - mais non nécessaire - et des modes de vie qu'un tel développement va si bien refouler dans l'imposssible qu'il faut, pour les conjecturer, se souvenir de l'inversion comportementale imposée par la prise de pouvoir de l'économie.

Les réserves de chasse balisées et délimitées par les chasseurs du mésolithique annoncent l'enclos agraire et trahissent encore une animalité prédominante, tant par la pratique de prédation que par le souci de marquer le territoire.

En revanche, il existe une volonté d'humanité dans l'art d'éviter l'affrontement entre deux groupes qui convoiteraient une même région riche en gibier. On sait comment la commensalité, l'exogamie, l'échange de quelques gouttes de sang réalisent la gageure de fondre en une seule et même chair deux êtres et deux communautés distinctes, de sorte que le mal occasionné à l'un atteigne l'autre et que le bien prodigué par chacun soit pour tous une profusion de jouissances.

Le repas pris en commun, l'accouplement et le mélange de sang opèrent en une alchimie charnelle, dont se souviennent les amants de tous les temps, l'union du corps individuel et du corps collectif. Chyle, sperme et principe vital distillent la quintessence du plaisir d'être ensemble sans cesser d'être soi.

Niera-t-on que l'usage de donner et de recevoir la nourriture, l'amour et le sang, qui est le tourbillon de la vie, esquissait une évolution au sein de laquelle rien n'excluait que se fonde une harmonie sociale, une humanité qui eût développé son organisation créatrice comme le règne minéral, végétal et animal avait développé son organisation adaptative ? N'est-ce pas là que la mémoire collective a puisé la nostalgie d'une société rythmée par les respiraions de la vie ? Une société qui n'a pas besoin de contrainte pour éviter que le sang ne soit pas répandu, une société où l'amour s'éteigne et renaisse sans semer haine et mépris, une société où le droit de manger, de se loger, d'errer, de s'exprimer, de jouer, de se rencontrer, de se caresser ne tombe pas sous le coup d'un chantage permanent.

La jouissance de soi et des autres, les «noces alchimiques» avec la nature, la poursuite du plaisir dans le labyrinthe des désirs divergents, tel a été le projet confusément apprêté à l'aube d'une histoire qui l'a abandonné aux rêveries, pour n'avoir sans doute pu résoudre un problème de bouleversements climatiques et démographiques hors d'une économie agraire qui assurait la survie de quelques-uns aux dépens du plus grand nombre.

Tout ce qui en a subsisté tient en de vagues promesses de fraternité, d'égalité, de générosité, d'amour que la religion et la philosophie gardent comme des hochets au fond de leurs sanglants bagages. Sa chaleur irradie encore dans le coeur des enfants et des amants et il n'est pas jusqu'au langage qui n'ait gardé souvenance d'un bonheur originel en évoquant sous le plus glacé des substantifs une relation érotique : «avoir commerce avec quelqu'un», ou amicale : «être de commerce agréable».

Que signifie la rémanence insolite de l'amour et de l'amitié dans un concept qui appartient à la logique, peu amène, du principe «les affaires sont les affaires» ? Que le souvenir du vivant hante jusqu'à la forme même qui l'a vidé de sa substance.

Avec la «révolution néolithique» de l'économie, la prolifération de la vie cède le pas à la prolifération de la marchandise. A la symbiose des êtres et des choses, à l'osmose des différentes espèces se substitue un commerce, au sens moderne du terme, un échange lucratif des biens produits par le travail.

Le corps à corps où la tendresse remplaçait peu à peu la violence bestiale n'inspire plus aux moeurs une douceur et une lenteur où les conflits se dénouaient. Il n'est plus désormais de geste, de pensée, d'attitude, de projet qui n'entrent dans un rapport comptabilisé où il faut que tout soit payé par troc, monnaie, sacrifice, soumission, récompense, châtiment, vengeance, compensation, redevance, remords, angoisse, maladie, souffrances, défoulement, mort.

Le vide d'une angoisse sans fond dévore ce corps si naturellement bâti pour s'emplir de vie chaque fois que la jouissance le remplit de joie. Son énergie s'épuise en force de travail, sa substance s'emprisonne dans une forme abstraite, son regard se détourne de lui comme d'une chose ignoble et s'égare dans l'infinie sottise des mandements célestes.

L'individu particulier s'identifie à l'anonyme prix de ce qu'il produit et qui est produit en son nom. En dehors de quelques passions qui le chevillent encore à la vie en perdition, il n'est plus qu'une marchandise ; il possède une valeur d'usage, qui fait de lui l'instrument servile des besognes les plus diverses, et une valeur d'échange, à la faveur de quoi il s'achète et se vend comme une paire de bottes. C'est ainsi que le commerce lui a tenu lieu de génie jusqu'à nos jours, où le chômage le jette au rebut, où la crise monétaire le dévalue, et où il s'avise comme par enchantement que sa valeur est unique, incomparable et sans prix.

 

Chapter 2 "Genèse de l'inhumanité"

Le travail

Le travail a mécanisé le corps comme il a imposé au monde qu'il transformait la réalité de ses mécanismes.

Le monde a changé de base avec la révolution néolithique : il évoluait dans une symbiose de la nature et de l'humain et il s'est mis sens dessus dessous en prenant pour fondement de son progrès et de sa civilisation une activité spécialisée qui détruit l'unité primordiale, épuise la nature en dénaturant ses ressources et généralise un système de contraintes qui fait de l'homme un esclave.

Le beau résultat que de s'enorgueillir d'une pratique inaccessible à l'animal pour s'interdire aussitôt l'accès à la création, qui forme le génie humain !

La mécanisation économique

En se substituant au potentiel créatif, le travail pénètre dans l'évolution avec une redoutable force de fragmentation. Sous l'onde de choc des gestes répétitifs, des comportements lucratifs, des moeurs serviles et tyranniques, la richesse de l'être se disloque en une pacotille d'idées et d'objets broyés et triés par les mécanismes de l'avoir.

La nécessité de produire et de consommer des biens matériels et spirituels refoule la réalité des désirs, la nie au nom d'une réalité forgée par l'économie. Ce qui est ainsi mis en pièce, réduit à un ensemble de rouages, n'est rien de moins qu'une totalité vivante, où les règnes minéral, végétal, animal se fondaient dans le creuset de la nature pour créer une espèce nouvelle, dotée du pouvoir de créer à son tour.

L'histoire montre avec une précision croissante comment le travail perfectionne la mécanisation de l'individu et de la société à mesure que la marchandise étend son emprise sur la terre et dans le corps.

Il y a quelque chose d'artisanal dans le martèlement originel de la jouissance, et dans l'orgie, l'émeute, le massacre où elle se débonde dès que se relâche le travail régulateur du roi, du prêtre, du fonctionnaire, du plébéien, de l'esclave. Il y a de l'universalité industrielle dans les fureurs révolutionnaires qui prêtent au défoulement des passions opprimées la conscience d'un changement social imminent. Mais quel désenchantement, universel lui aussi, quand il apparaît que les révolutions n'ont fait que traduire le passage d'un stade économique à un autre et que les nouvelles libertés n'incluent en rien la liberté de jouir.

Seul le travail qui transforme le monde a été le moteur d'un progrès qui a propagé partout la défaite de l'humain et l'image de sa victoire. Depuis que l'obligation de produire s'est prolongée en persuasion de consommer, le travail s'est fait, d'objet d'horreur, sujet de satisfaction. Son omniprésence ne laisse plus un ilôt de nature à la surface de la terre - même l'Amazonie succombe - et il n'y a pas dans les profondeurs de l'homme une passion qui ne se glace dans l'ennui de ses cadences. La marchandise a si bien exploité jusqu'à ses limites l'énergie de la vie terrestre et individuelle qu'une grande langueur mène à la mort Brocéliande et le merveilleux désir d'y aimer.

Qui s'obstine à participer à ce monde-là s'enlise dans les tics et les redites de son propre glas. Tout son discours n'est plus, comme son existence, qu'une oraison funèbre. C'est désormais à la croisée de la mort consentie et de la vie à créer que les enjeux de la destinée sont engagés.

Le travail sépare l'homme de la jouissance de soi. Telle est la séparation d'où procèdent toutes les autres.

La castration des désirs

L'homme de désirs a été chassé de son corps par le travailleur qu'il est devenu. L'économie n'a pu prendre le pouvoir qu'en économisant la vie, en transformant l'énergie libidinale en force de travail, en jetant l'interdit sur la jouissance, sur la gratuité naturelle où le désir s'accomplit et renaît sans cesse.

Les pulsions du corps - les besoins primaires de se nourrir, de se mouvoir, de s'exprimer, de jouer, d'accéder au plaisir sexuel - ont été enrégimentés dans une guerre de conquête dévolue au profit et au pouvoir. C'est une guerre qui, ne les concernant en rien, les atteint pourtant jusque dans leur volonté d'y échapper.

Coupé de ses désirs d'accomplissement, l'individu n'a plus en face de lui que les multiples modalités de sa mort. Le travail lui est un suicide commode, d'une hypocrisie toute sociale : il commence par ôter l'essentiel de la vie, et la routine fait le reste.

S'il n'existait pas au coeur de l'enfance une aussi précise castration, croyez-vous que tant de générations eussent permis par leur volonté de servitude tant de séculaires tyrannies ?

La division du travail a fait le maître et l'esclave dans l'individu et dans la société.

L'abstraction

Le pouvoir du ciel, du maître et de l'Etat commence dès que le corps, obéissant aux impératifs économiques, renonce à ses jouissances.

Le travail, qui sépare l'homme de lui-même, se dédouble à son tour, il se scinde en une activité intellectuelle et en une activité manuelle. Le processus s'inscrit dans la logique de l'exploitation du sol et du sous-sol.

L'organisation des labours, des semailles, des récoltes distribue le temps en une série de contraintes, un calendrier saisonnier gouverne les occupations de la communauté, l'irrigation suppose un tracé de canaux, la répartition des eaux, la prévision du temps. Chaque saison apporte son lot de problèmes à résoudre : préparation de la terre, résistance des matériaux, extraction de matières premières, amélioration des techniques, observation des astres, géométrie dans l'espace.

Les choses ne s'ordonnent selon la plus grande efficacité qu'à la condition de les regarder de haut, comme de ces tours et promontoires que les privilèges accordés aux organisateurs, et usurpés par eux, appesantiront d'un sens lourd de conséquences, transformant des constructions initialement fonctionnelles en monuments de tyrannie : cairns, mastabas, pyramides, donjons.

La fabrication d'outils de plus en plus nombreux, le traitement des minerais, le défrichement des forêts, la multiplication des tâches spécialisées, à quoi s'ajoutait le souci de défendre contre la convoitise des voisins les lieux où s'épanouissait une fortune nouvelle, tout concourait à concentrer en quelques têtes un savoir issu d'une pratique d'abord commune à tous.

Graduellement arrachée des mains des praticiens, la connaissance s'est élevée telle une buée de la terre pour se condenser dans les cieux et retomber en averse comme si elle émanait des dieux. L'expérience commune à tous s'est abstraitement ramassée en quelques têtes qui en firent un secret, un mystère. Il ne s'est guère passé de temps que les mandements du savoir devinssent les décrets du pouvoir.

Pouvoir temporel et pouvoir spirituel

De la maîtrise de l'espace, du temps, des eaux, des échanges sortit l'engeance des prêtres et des rois. L'éclair des ordres et le tonnerre des commandements churent d'un au-delà, que fondaient bel et bien ici-bas le sacrifice du corps au travail et la puissance égalisatrice du prix, le Logos universel d'une monnaie qui circule et impose partout ses équivalences, réussissant ce prodige d'apposer le signe «égal» entre un terrain pétrolifère et dix mille Indiens à expulser.

Le travail ne fonde pas seulement l'économie terrestre, il la dédouble, à l'image de sa propre division, en une économie céleste, en un pur et hypocrite domaine de l'esprit régnant sur la matière.

Au sommet de la pyramide hiérarchique, Dieu auréolera le prêtre-roi, jusqu'à l'arasement qu'en 1789 les premières trépidations de la machine industrielle imposeront à l'édifice archaïque du monde.

Déchéance de la terre et du corps

Tandis que les maîtres s'inventent une ascendance céleste pour razzier la terre au nom des dieux, le corps se recroqueville ainsi que la communauté sur laquelle se referment murs et frontières de la propriété.

De quelle déchéance ont-ils osé frapper ce corps sans quoi l'homme n'existe pas, qui est le lieu de toutes les sensations, de toutes les connaissances, de toutes les délectations et de toutes les peines ; ce centre lumineux des réalités tangibles, creuset où l'alchimie des trois règnes transmute la sensibilité du cristal, du végétal et de l'animal dans la faculté humaine d'accomplir le grand oeuvre de la nature !

Ils l'ont réduit à deux principes fonctionnels, à deux organes hypertrophiés, une tête qui commande, une main qui obéit. Le reste a la valeur calculée des abats sur l'étal d'un boucher : le coeur, réservé non aux futilités de l'amour mais au courage des armes et de l'outil ; l'estomac, destiné à soutenir l'effort physique, et que risqueraient de brouiller fâcheusement les plaisirs de la table ; l'appareil génital et urinaire, affecté à la reproduction et à l'évacuation et dont l'usage voluptueux est cause du péché, de souffrance et des maladies.

Jugez de la qualité accordée aux jouissances quand, les mécanismes du corps au travail ayant rempli leurs offices, le bonheur différé par les affaires a le loisir de se satisfaire.

Le travail est l'exploitation lucrative de la nature terrestre et de la nature humaine. La dénaturation est le prix de sa production.

Le parti de la mort

Quand le travail succède à la cueillette des ressouces offertes à l'ingéniosité humaine par la terre, l'eau, les forêts, le vent, le soleil, la lune, les saisons, il substitue à la relation symbiotique des hommes et de la nature un rapport de violence. L'environement et la vie qui en est issue déchoient au rang de pays conquis et à reconquérir sans relâche. Le producteur les traite en insoumis, en ennemis sournois.

La nature a connu le sort de la femme, admirable comme objet, méprisable comme sujet. Elle a été violée, chiffonnée, saccagée, dépecée en propriétés, mortifiée juridiquement, épuisée jusqu'à la stérilisation. Le corps rompu au va-et-vient des muscles et aux redondances de l'esprit, n'est-ce pas le triomphe de la civilisation sur les «bas instincts», entendez la quête du plaisir ?

On sait comment tant de vertus gouvernant le bonheur ont propagé le goût de détruire et de se détruire. Quand l'usine du travail universel n'absorbait pas l'énergie libidinale, le trop-plein se débondait en conflits d'intérêts et de pouvoir que les Causes aussi diverses que sacrées promenaient de drapeau en drapeau. Cependant, la nature humaine s'épuise aussi et l'hédonisme qui réduit la satisfaction des désirs à la consommation de plaisirs surgelés est bien contemporain des forêts moribondes, des rivières sans poissons et des miasmes nucléaires.

Le travail a si bien séparé l'homme de la nature et de sa nature que rien de vivant ne peut désormais s'investir dans l'économie sans prendre le parti de la mort. On conçoit que d'autres voies paraissent et que la gratuité, jadis taxée d'irréalité, soit désormais la seule réalité à créer.

 

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